LES LABORATOIRES RÉINVENTENT LE MÉDICAMENT
Alors qu’elle connaît une crise majeure avec la tombée de ses molécules dans le domaine public, L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE DESSINE LES NOUVEAUX CONTOURS DE LA THÉRAPEUTIQUE DE DEMAIN. Innovante, personnalisée et centrée sur le résultat.
Tombant dans le domaine public, les brevets ont précipité les laboratoires dans une crise sans précédent. A titre d’exemple, au cours de cette année, l’expiration des brevets de cinq produits (Zyprexa, Actos, Seretide, Lipitor, Plavix) représente à elle seule, aux Etats-Unis, 15,45 milliards d’euros, dont 5 milliards pour le seul Plavix*
En France, on estime à 1,4 milliard d’euros le volume de médicaments génériqués en 2012. Selon les estimations d’IMS Health, les laboratoires épongeront un manque à gagner de 86 milliards d’euros d’ici 2015. « Une crise prévisible depuis 2006, note Anne-Christine Marie, en charge du secteur pharmaceutique chez PricewaterhouseCoopers (PwC). Ce n’est certes pas la première crise, mais, cette fois, les groupes trouvent peu de molécules pour assurer la relève de la chute des brevets. » Pour la première fois en effet, l’industrie pharmaceutique subit un retour sur investissement négatif. En un mot, plus elle investit en recherche-développement, moins elle trouve de nouvelles molécules. Au cours des cinq dernières années, seuls 23 nouveaux principes actifs ont été mis en moyenne par an sur le marché contre 47 dans les années 1995-1999. C’est dire si, avant même la crise financière, les groupes pharmaceutiques ont dû anticiper et envisager un nouveau mode de croissance face à ce nouvel enjeu. Un changement de cap qui ne relève donc pas d’une stratégie délibérée mais d’une absolue nécessité !
LES PACTES STRATÉGIQUES SE MULTIPLIENT
Le marché a été remodelé au cours des dernières années par de multiples fusions-acquisitions. Selon le Leem, en 2010 les cinq premiers groupes mondiaux ont ainsi réalisé 31,5 % du chiffre d’affaires, contre 15,5 % en 1990. En dépit de l’accélération de ce mouvement (près de 40 fusions-acquisitions en moyenne par an entre 2005 et 2010, avec un pic de 46 en 2007, selon le cabinet Young & Partners), les groupes ne trouvent pas pour autant une parade à la chute des brevets dans cette concentration du secteur. Car la stratégie de croissance ne passe plus désormais par la quête d’une taille critique permettant de dominer les marchés, mais par la capacité à élaborer un programme d’innovation et de recherche. L’une des dernières fusions-acquisitions, le rachat de Genzyme par Sanofi, est exemplaire de cette tendance. Un changement de paradigme pour une industrie qui va subir des milliards de pertes par l’abandon forcé de ses blockbusters ! Et pour les pharmaciens impliqués en bout de chaîne.
Pour compenser la disparition de leurs médicaments phares, les groupes n’hésitent pas à conclure entre eux des pactes qui auraient été jugés contre-nature il y a encore quelques décennies. Le Suisse Acino s’adosse ainsi à l’Allemand Bayer pour mettre sur le marché, en 2013, un patch contraceptif. Lilly et Boehringer sortent de concert l’antidiabétique linagliptine (Trajenta). Et le même Lilly se rapproche de Daiichi Sankyo en cardiologie.
Des alliances se nouent également avec le monde de la biotechnologie, notamment dans la recherche contre les maladies rares : l’Américain Merck avec Morphosys, pour la mise au point de vaccins, le Belge UCB avec l’Allemand Evotec, ce dernier n’hésitant pas à se rapprocher du Japonais ONO pour lutter contre les maladies cardiovasculaires, les pathologies du système nerveux et les maladies urologiques. GSK a signé en 2009 une licence avec la biotech néerlandaise Prosensa pour développer un traitement contre la myopathie de Duchenne.
Côté français, Servier multiplie lui aussi depuis une dizaine d’années ses partenariats avec les biotechs. Le dernier en date concerne une licence avec Hybrigenics pour des applications d’aires thérapeutiques comme l’oncologie, la neurologie, la psychiatrie, la rhumatologie, l’ophtalmologie, le diabète et les maladies cardiovasculaires. Sanofi a également anticipé en rachetant depuis plusieurs années une vingtaine de petites sociétés et en s’alliant à une myriade de biotechs, une soixantaine de licences ayant été conclues au cours des trois ans passés.
DES DIAGNOSTICS ASSOCIES AUX MÉDICAMENTS
A moins de se diversifier à outrance dans l’OTC, les génériques ou le vétérinaire, les groupes n’ont en effet d’autres issues aujourd’hui que de retrouver leur cœur de métier et d’innover. Face à la perte imminente du brevet de son plus gros médicament, l’antipsychotique Zyprexa, Lilly capitalise sur son portefeuille actuel (dépression, diabète, oncologie, ostéoporose, cardiovasculaire…). « Pour trouver des traitements innovants nous avons investi 4,88 milliards de dollars [environ 3,52 milliards d’euros, NdlR] en R&D en 2010, soit 13 % de plus qu’en 2009 et 21,2 % de notre chiffre d’affaires », déclare Florence Percie du Sert, en charge du département communication chez Lilly France. Dans les prochaines années, la firme américaine investira 25 % de ses ventes dans la R&D. Son portefeuille est riche de près de 70 molécules en développement dont une trentaine en phase II/III et une dizaine en phase III. Par ailleurs, Lilly a dans le pipeline 12 molécules en neurosciences dont certaines concernent la maladie d’Alzheimer.
En octobre dernier, le groupe Abbott a annoncé un projet de scission en deux sociétés cotées : la première sera centrée sur les produits médicaux diversifiés (génériques, équipements médicaux, activités nutritionnelles et diagnostiques), avec un chiffre d’affaires de 22 milliards de dollars, la seconde regroupera les activités pharmaceutiques fondées sur la recherche : immunologie, sclérose en plaques, gynécologie ou oncologie, et son chiffre d’affaires devrait s’élever à 18 milliards de dollars.
Pour les industriels, il s’agit d’atteindre l’excellence dans leur domaine pour asseoir leur visibilité à l’international. La tendance à la spécialisation implique aussi un changement dans la nature des coopérations. Une complémentarité s’instaure au niveau de la recherche entre laboratoires privés et organismes publics et entre les groupes eux-mêmes grâce à l’évolution de la connaissance scientifique et du progrès technique.
Là où autrefois les me-too leur suffisaient pour s’engouffrer dans une brèche du marché, les groupes sont obligés aujourd’hui de redéfinir leur politique de recherche. Loin de la thérapeutique de masse de la fin du siècle dernier, la recherche s’oriente vers une individualisation du médicament grâce à l’avènement des biomarqueurs et de la révolution génomique. Le médicament seul n’est plus l’avenir de la thérapeutique. « Dans un contexte de compétition intense et d’investissements majeurs, la valeur ajoutée sera moins sur un médicament tout seul que sur une solution de santé », expliquait Claude Bougé, directeur général adjoint du Leem, lors du 64e Congrès des pharmaciens qui s’est déroulé à Bordeaux les 22 et 23 octobre 2011. A l’aube de 2020, le diagnostic de la maladie sera de plus en plus joint au médicament. Aux Etats-unis, la Food and Drug Administration a déjà refusé la mise sur le marché d’un médicament contre le cancer au seul motif qu’il n’était pas accompagné de son diagnostic !
D’ores et déjà, les industriels s’outillent pour relever ce défi. En témoignent le rachat par Merck du fabricant d’appareils d’analyse cellulaire Amnis et celui par Roche de l’Allemand MTM Laboratories, spécialisé dans les tests de dépistage du cancer du col de l’utérus.
VERS DES TRAITEMENTS PERSONNALISÉS
Anne-Christine Marie appelle cette tendance les « 4 P » : c’est-à-dire une médecine « personnalisée, prédictive, préventive et participative ». Et d’appeler les pharmaciens à saisir cette chance qui s’offre à eux : « Ils ont insuffisamment joué jusqu’à présent leur rôle de professionnel de santé, plusieurs expérimentations établissent qu’ils ne sont pas identifiés comme maillon dans la continuité de la chaîne de soins. »
Afin de soutenir cette tendance à la personnalisation, Anne-Christine Marie préconise la licence évolutive qui consiste à « mettre les innovations le plus rapidement sur le marché, à l’usage réservé d’une population spécifique, ciblée au préalable ; ces premières commercialisations permettant de continuer à financer la R&D ». Cette proposition induirait de nouvelles modalités de fonctionnement et de coopération. « En France, on ne fait qu’opposer les acteurs, alors que laboratoires, organismes payeurs, professionnels de santé et patients se retrouvent face au même défi, celui de la recherche d’efficacité et de résultat », regrette Anne-Christine Marie.
Ce défi influera assurément sur le modèle économique. « On s’orientera forcément vers des packages de soins », prévoit Anne-Christine Marie. Le médicament pourrait être source d’économies. Elle en veut pour preuve un grand laboratoire américain qui a pu prouver en Italie qu’il savait réduire la durée d’hospitalisation.
Le paiement « à la performance », comme le disent les Anglo-Saxons, pourrait intervenir dès 2020. A une condition toutefois, selon Anne-Christine Marie : « Les laboratoires devront travailler de façon collaborative avec les organismes payeurs, les autorités de régulation et les associations de patients pour démontrer leur amélioration du service médical rendu. »
* « Diversification de la Pharma », par Anne-Christine Marie, études de PwC, disponibles sur : http://www.pwc.fr/pharmacie2.html
- L’IA au service des pharmaciens : un levier contre la fraude aux ordonnances ?
- « Non, monsieur Leclerc, les pharmaciens ne sont pas des nuls ! »
- [VIDÉO] Médicaments : on vous livre cette idée…
- Sante.fr : l’outil de référence pour faire connaître ses services aux patients
- Campagnes publicitaires de médicaments OTC et des produits de parapharmacie
- Prophylaxie pré-exposition au VIH : dis, quand reviendra-t-elle ?
- Financement des officines : 4 solutions vertueuses… ou pas
- Prescriptions, consultations : les compétences des infirmiers sur le point de s’élargir
- Dispensation à l’unité : chassez-la par la porte, elle revient par la fenêtre
- Quelles populations sont actuellement à risque de développer un scorbut ?

