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Les MNU sont-ils encore utiles ?

Publié le 6 juillet 2002
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A travers l’implosion de Pharmaciens sans frontières, deux logiques de l’action humanitaire s’affrontent. D’un côté, une ONG professionnelle, de l’autre une association s’appuyant sur un réseau de pharmaciens bénévoles. Au coeur du débat, les médicaments non utilisés que les Français ramènent à leur pharmacien. Et une question : peut-on aujourd’hui encore faire de l’humanitaire avec ces médicaments de collecte ?

Procès, contre-procès, réquisitoires et plaidoiries. Depuis juin 2000, date de leur scission, Pharmaciens sans frontières-Comité international (PSF-CI) et Union-PSF France (UPSF France) se livrent une guerre des prétoires sans merci. En cause : les médicaments non utilisés (MNU).

Retour en arrière. 1985, cinq pharmaciens français créent Pharmaciens sans frontières. Leur défi : collecter les MNU dans les officines, les trier et les redistribuer gratuitement aux populations démunies des pays en voie de développement. Dès 1987, les premières interventions sont lancées au Mali et en Mauritanie. Mais très vite, de conflits en catastrophes naturelles, le médicament de collecte va montrer son insuffisance par rapport aux besoins des populations. « J’ai lancé le débat au sein de PSF dès 1991 en rentrant d’Albanie, témoigne Serge Barbereau, ancien directeur général de PSF, aujourd’hui vice-président de Réseau Médicament et Développement (ReMeD). Sur place, j’ai géré tous les dons qui venaient d’Europe, c’était n’importe quoi ! » En Lituanie, en 1993, onze femmes perdent temporairement la vue après avoir absorbé un antihelminthique à usage vétérinaire administré par erreur pour traiter une endométrite. Sans notice d’emballage, les médecins ont tenté d’identifier le produit en rapprochant son nom de ceux qui figuraient sur la notice d’autres médicaments. Dans l’ex-Yougoslavie, en 1994 et 1995, sur l’ensemble des dons de médicaments reçus par l’OMS à Zagreb, 15 % étaient inutilisables et 30 % inutiles. Fin 1995, 340 tonnes de médicaments périmés croupissaient à Mostar, cadeau des principaux pays européens.

L’affaire de trop pour l’OMS. En 1996, elle publie, en collaboration avec les principales ONG, les « douze principes directeurs applicables aux dons de médicaments ». Désormais, les médicaments doivent répondre à une demande locale précise et appartenir à une liste de médicaments essentiels (lire ci-contre). Leur date de péremption doit être valable au minimum un an après l’arrivée sur place et leurs étiquettes rédigées dans une langue comprise des professionnels de santé locaux. Surtout, l’OMS estime que « des médicaments qui ont été délivrés aux patients puis retournés à la pharmacie ou à d’autres officines, ou qui ont été distribués aux membres des professions de santé sous forme d’échantillons gratuits, ne devraient pas faire l’objet de dons ». Une position partagée alors par la Fédération internationale pharmaceutique. Suivant ces recommandations, PSF-CI décide de mettre fin à l’exportation des MNU, préférant travailler à trouver les moyens financiers nécessaires à l’achat de médicaments essentiels génériques (MEG) qu’elle achète notamment auprès de sa centrale d’achats, la Centrale humanitaire médicopharmaceutique (devenue indépendante en 1992). Celle-ci fournit par ailleurs d’autres associations humanitaires.

En 1999, PSF-CI inscrit officiellement la résolution de l’OMS dans la charte du mouvement. Mais alors que les sept autres associations nationales de PSF-CI (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Pologne, Suisse, Italie et Canada) la ratifient, 42 des 63 associations départementales de PSF-France réfutent ce choix et se voient exclues lors d’une assemblée générale en juin 2000. Union-PSF France continue donc l’exportation des MNU. Non sans avoir changé ses pratiques, tout comme le reste des acteurs impliqués dans le traitement et l’exportation des MNU. Car le coup de sang de l’OMS et la pression internationale auront porté en partie leurs fruits

Une charte pour pallier les lacunes réglementaires françaises

En 2000, l’ordre des pharmaciens établit une « Charte pour la collecte, le tri, la dispensation et l’expédition du MNU » issue d’une table ronde réunissant les principales organisations professionnelles concernées. « L’Ordre ne peut que respecter et appliquer la loi française qui autorise les MNU, explique Jean-Louis Craignou, chargé de la communication de l’Ordre. Cette charte n’est qu’une recommandation dont nous ne sommes pas chargés de veiller à l’application. » En fait, ce texte vient pallier une lacune réglementaire. Si la loi française du 18 janvier 1994 (articles L. 596-1 et L. 596-2 du Code de la santé publique) autorise effectivement la collecte et l’exportation des MNU, un décret en Conseil d’Etat doit en préciser les conditions d’application. Mais voilà, ce décret n’est jamais paru. Bernard Kouchner avait interrogé tous les protagonistes pour se forger une opinion. Le temps lui aura manqué. Quant au nouveau gouvernement, il botte en touche. « La réflexion du gouvernement est en cours, explique-t-on à la Direction générale de la santé. En attendant, nous nous référons aux recommandations de l’OMS et à la charte mise en place par l’Ordre. »

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Ce dernier texte, qui constitue donc une sorte de code de bonnes pratiques, reconnaît la prévalence du médicament essentiel sur le MNU en cas de catastrophe naturelle ou de conflit armé. Il prend acte des recommandations de l’OMS, mais constate « qu’il existe en France une longue tradition de dons de MNU et qu’il serait inefficace d’interdire aux associations structurées la possibilité [de les] organiser [sous peine] de reporter cette activité sur des circuits non déclarés et incontrôlables ». La charte définit ainsi les règles de travail pour les douze associations agréées à la fois par Cyclamed et l’Association nationale pour la collecte des médicaments, émanation de l’Ordre, qui ont seules l’autorisation de s’approvisionner, de traiter et d’exporter les MNU récoltés dans les pharmacies. La collecte et le tri des MNU doivent s’effectuer dans un local adapté sous la responsabilité d’un pharmacien qui édicte un référentiel de bonnes pratiques pour les bénévoles. Les expéditions de médicaments doivent répondre à une demande argumentée et le pharmacien expéditeur doit s’assurer que la distribution et la dispensation dans les pays receveurs s’effectueront par ou sous le contrôle de professionnels autorisés à dispenser des médicaments. Il doit s’assurer d’une bonne réception des médicaments et s’engage à respecter les règles d’importation des pays receveurs. Conséquence logique : plus contrôlée, l’exportation des MNU s’essouffle et les tonnages baissent. Alors que selon Cyclamed, entre 1995 et 2001, la récupération énergétique est en hausse de 126 % (12 151 tonnes en 2001), la redistribution humanitaire globale est en baisse de 57 % (646 tonnes contre 1 515 en 1995). En comparaison, PSF-CI a géré à lui seul 5 420 tonnes de MEG en 2001. Dans les associations agréées, la baisse de l’activité est sensible. Ainsi, si UPSF-France a recueilli 936 tonnes de MNU en 2001, elle n’en a expédié que 191, idem pour l’Ordre de Malte qui a récupéré 1 291 tonnes de MNU, pour n’en exporter que 181.

« Nous suivons strictement les règles en vigueur, en allant même au-delà. Il est donc logique que les tonnages expédiés diminuent, note Bernard Auduit, pharmacien responsable des OEuvres hospitalières de Malte. Pour les pays d’Europe, la date de péremption des médicaments que nous envoyons doit être valable au minimum un an. Pour les pays africains, elle est de 15 mois et 90 % des médicaments font partie de la liste des médicaments essentiels de l’OMS. En fait, nous éliminons 85 à 90 % des médicaments que nous recevons, c’est pourquoi nous travaillons désormais pour 60 % avec du médicament neuf, générique ou non, acheté ou provenant de dons de laboratoires. »

Au centre d’expédition du médicament de l’Ordre de Malte à Versailles, le MNU subit quatre étapes de tri.La première permet d’écarter les médicaments endommagés, la deuxième de récupérer ceux dont la date de péremption est valable, la troisième, effectuée par des pharmaciens ou des médecins, de les trier par classes thérapeutiques. Enfin, un dernier contrôle est effectué au moment de la mise en carton, entièrement informatisé. Le code à barres de chacune des boîtes de médicaments est enregistré et les alertes de pharmacovigilance de l’Afssaps sont répercutées sur la chaîne de tri. Chez UPSF France, même procédé : « Nous travaillons désormais avec ce que nous appelons du médicament « essentialisé », explique Marie-Agnès Cros, directrice générale. C’est un médicament qui subit un tri draconien : pas de plaquettes entamées, des péremptions jusqu’à 18 mois, pas de produits à faible intérêt thérapeutique, classement des médicaments par molécules et au moins trois étapes de tri. Il n’est envoyé qu’à des endroits précis, parfaitement connus de nous. Nous avons un contact avec un praticien local qui nous fait une demande écrite, signée, en nous donnant une liste précise de ses besoins où le nom de chaque médicament et sa quantité sont mentionnés. Après livraison, nous exigeons un bordereau de retour signé. Nous nous procurons également les autorisations auprès des ministères concernés des pays dans lesquels nous partons. Désormais, le MNU ne rentre que dans 8 à 10 % de nos activités. Nous travaillons beaucoup avec les MEG et nous développons notre activité sur la nutrition, l’hygiène, la rénovation d’hôpitaux ou la formation pharmaceutique. »

Ces méthodes de travail – qui sont pour les associations humanitaires autant de façons de montrer que le MNU peut être sûr et sans danger -, les opposants au MNU les rejettent en bloc. Pour eux, celui-ci reste un produit dangereux : il ne répond pas toujours aux pathologies locales, n’est pas conçu pour les conditions climatiques tropicales et son prestige de « médicament des pays industrialisés » lui confère une forte valeur marchande et incite au détournement et au marché noir. La même substance active est souvent présentée sous des aspects différents (comprimés ou gélules de taille et couleur variées), ce qui ne favorise pas la bonne observance des traitements. Ces MNU sont généralement distribués par du personnel non qualifié, sans respect des posologies, et induisent des consommations irrationnelles. Les inscriptions dans la langue du pays d’origine ne sont pas toujours comprises par les prescripteurs et les patients. Les conditions de transport, stockage et distribution des produits ne garantissent pas le maintien de la qualité initiale. « Sans compter qu’ils gênent la mise en place, par les gouvernements locaux, d’une politique de santé fondée sur la distribution de médicaments génériques avec participation des malades au recouvrement des coûts, ajoute Claudi Cuchillo, président de PSF-CI. Notre objectif est de contribuer à la mise en place de systèmes d’accès aux médicaments essentiels et à leur usage rationnel, plutôt que de faire de simples dons sans lendemain et parfois dangereux. »

« Il existe un circuit parallèle de gré à gré avec les pharmaciens »

« Nous appliquons avec le MNU la même méthode de recouvrement des coûts qu’avec le MEG, rétorque Marie-Agnès Cros. Sur place, les malades versent une somme symbolique qui permettra aux structures de soins locales d’acheter des médicaments essentiels. Le MNU est un moyen « d’amorcer la pompe ». » « Que les tenants du business humanitaire aillent un peu sur le terrain, tempête de son côté Anne-Marie Machon, présidente de Terre d’amitié. Lorsque j’entends que tel ou tel directeur financier gagne 5 000 euros par mois, je crie au scandale ! Moi je n’ai pas attendu PSF pour envoyer des médicaments en Afrique. J’ai commencé dans les années 60. Aujourd’hui nous n’envoyons que ce qui est strictement nécessaire et réellement demandé. Nos colis et nos médicaments sont sûrs et permettent de compléter utilement le médicament essentiel qui n’existe et ne fonctionne pas partout. Le MNU de qualité à toujours sa place, et tant qu’il y aura des gens à sauver nous serons là. Quant aux marchés noirs ou aux médicaments vendus en vrac sur les marchés africains, je ne nie pas leur existence. Mais franchement, ces médicaments, ce n’est pas nous qui les envoyons. »

Les associations dénoncent en fait un circuit parallèle. « Il arrive encore que l’on rencontre des cartons Cyclamed non triés sur le terrain », révèle Alain Legendre, directeur du centre de tri de l’Ordre de Malte à Versailles. Sur la sellette : certaines associations d’immigrés qui récoltent et envoient dans leur pays, sans tri ni contrôle, des médicaments qu’ils se procurent directement dans les armoires à pharmacie individuelles ou auprès des pharmaciens, qui engagent alors directement leur responsabilité. « Il existe un circuit parallèle de gré à gré avec les pharmaciens, qui le plus souvent croient bien faire en donnant leur carton Cyclamed, complète Alain Legendre. Il est difficile d’en mesurer l’ampleur, mais c’est ce que constate régulièrement les bénévoles qui collectent les MNU dans les officines. Si un message doit parvenir au pharmacien, qui est la base de notre chaîne humanitaire, c’est de ne donner les médicaments qu’il récupère qu’aux grossistes-répartiteurs ou aux associations agréées et à personne d’autre. »

Véritable circuit parallèle ou habile manière de se dédouaner de méthodes de tri pas toujours infaillibles ? Les associations impliquées dans le MNU sont en tout cas persuadées de leur utilité. En attendant la publication du décret qui viendra, comme un couperet, donner tort à l’un ou à l’autre. Soit un encadrement réglementaire de l’exportation des MNU, soit un arrêt pur et simple de cette activité. Reste une alternative : réserver l’utilisation des médicaments récupérés au seul quart-monde comme le font aujourd’hui Médecins du monde. « Si les instances professionnelles l’autorisent clairement, le MNU pourrait être réservé aux exclus, dont certains ne bénéficient même pas de la CMU », admet Isabelle Le Roi, directrice du développement de PSF-CI. Quoi qu’il en soit, la collecte des MNU a permis d’inciter les particuliers à rapporter leurs médicaments aux officinaux, évitant des utilisations dangereuses et la dispersion des médicaments et emballages dans la nature. Et c’est déjà beaucoup

Un médicament très essentiel

Pour l’OMS, les médicaments essentiels sont « ceux qui satisfont aux besoins de la majorité de la population en matière de soins de santé. Ils doivent donc être disponibles à tout moment, en quantité suffisante, sous la forme pharmaceutique appropriée, et à un prix accessible pour les individus et la communauté ». La liste est mise à jour tous les deux ans depuis 1977. Elle contient actuellement 306 médicaments pratiquement tous disponibles sous formes de médicaments génériques. Elle sert de modèle pour les listes nationales de médicaments essentiels. Le choix de ces médicaments dépend de nombreux facteurs : prévalence locale des maladies, formation et expérience du personnel de santé, ressources financières ou facteurs démographiques et environnementaux. L’OMS estime qu’une liste* de médicaments essentiels doit pouvoir régler 80 à 90 % des problèmes de santé qui nécessitent un traitement dans une population dans des conditions normales. Fin 1999, 146 Etats étaient dotés de listes officielles, mais seulement 70 pays l’utilisaient pour s’approvisionner.

* Liste disponible sur http://www.who.int/medicines.

Pharmaciens sans frontières: Pendant les affaires, les affaires continuent

Depuis que le conseil d’administration de PSF-CI du 24 juin 2000 a prononcé l’exclusion d’Union-PSF France parce qu’elle poursuivait l’exportation des médicaments non utilisés (MNU) à laquelle PSF-CI avait mis un terme, les deux associations se livrent un combat judiciaire intense. PSF-CI a attaqué la première, demandant au tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand de dissoudre UPSF France, jugeant la poursuite de l’exportation des MNU illicite et contraire à l’intérêt des malades. Contre-attaquant, UPSF France assignait PSF-CI, contestant sa décision de l’exclure du mouvement. Dans les deux affaires, PSF-CI a perdu en première instance et en appel. S’agissant de la dissolution d’UPSF France, la cour d’appel de Riom a estimé que les arguments de PSF-CI ne justifiaient pas de dissoudre Union-PSF France car aucun décret d’application n’interdit l’exportation des MNU. Le fait que l’OMS et la Fédération internationale pharmaceutique aient déclaré qu’il fallait cesser l’exportation de MNU n’a pas convaincu la cour d’appel. Après ce jugement, PSF-CI ne s’est pas pourvu en cassation.

Dans la seconde affaire, portant sur l’exclusion d’UPSF France, PSF-CI a été débouté pour n’avoir pas respecté les procédures adéquates lorsqu’une association envisage de procéder à l’exclusion de l’un de ses membres : délai de convocation suffisant, indication des sanctions encourues, débats contradictoires… Là non plus PSF-CI ne s’est pas pourvu en cassation. Mais le 14 juin dernier elle convoquait à nouveau UPSF France lors d’une assemblée générale pour lui signifier, dans les règles cette fois, son exclusion du mouvement. « Pour l’instant on continue à travailler, lance Marie-Agnès Cros, directrice générale d’UPSF France. Nous étions pourtant venus à l’assemblée générale de Clermont dans un but de conciliation, mais ces gens font de l’humanitaire un business. PSF-CI est devenu une ONG à but lucratif qui cherche à toucher les plus grosses subventions possibles. » De son côté, Isabelle Le Roi, directrice du développement de PSF-CI, se félicite que « les résolutions des différents tribunaux aient établi la structure pyramidale du mouvement PSF avec PSF-CI au sommet et la propriété de la marque et du logo PSF au CI ». PSF-CI qui vient d’ailleurs de mettre en demeure UPSF France de ne pas utiliser le logo PSF, évoquant la possibilité d’engager un référé. La hache de guerre est loin d’être enterrée…