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L’essor de la sous-traitance

Publié le 1 janvier 2003
Par Claire Bouquigny et Claire Manicot
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La confection des préparations magistrales se concentre dans quelques officines qui développent la sous-traitance. Une activité longtemps passée sous silence mais qui finit par s’imposer.

La réglementation française décrète encore aujourd’hui la préparation sous-traitée hors la loi. Car si l’on consulte le Code de la santé publique, une préparation est un médicament préparé extemporanément en pharmacie et qui ne peut donc en principe se préparer ni à l’avance, ni par lots mais simplement à l’unité. Et pourtant, rien ne sert de se voiler la face. L’évolution des pratiques fait que la sous-traitance est une réalité. Près des trois quarts des officines y font appel. Et si certaines continuent à exécuter des préparations pour leurs clients, cela devient très ponctuel, à savoir, pour plus de la moitié d’entre elles, moins de cinq par jour. C’est le résultat de l’enquête menée par Claire Sevin, pharmacienne, dans le cadre d’un groupe de travail destiné à revoir le « Formulaire national des préparations » qui date de 1947. Si l’Afssaps prépare le remaniement du « Formulaire national », le Conseil national de l’ordre des pharmaciens a engagé de son côté une réactualisation des BPP0 (Bonnes pratiques des préparations officinales) dont la dernière édition, épuisée, date de 1988. « Nous avons modifié le chapitre de la sous-traitance et, notamment, les raisons pour lesquelles on peut la demander, explique Anne-Marie Ardoin, membre du conseil de l’Ordre et chargée de diriger la commission de réactualisation. Nous avons retiré le mot “exceptionnel” car, dans la pratique quotidienne, la sous-traitance est devenue plus courante aujourd’hui qu’en 1988. »

Une solution pour gérer le stock de matières premières

L’essor de la sous-traitance s’explique en partie par la volonté de rentabiliser un équipement spécifique… étant donné le nombre de plus en plus faible de préparations réclamées par les clients. Il faut être équipé en matériel de laboratoire : mortier, plaque chauffante, balance électronique, gélulier, etc. Il faut pouvoir stocker toutes les différentes sortes d’emballages car « les flacons s’achètent par cent mais, dans une officine qui fait peu de préparations, il arrive que l’on n’en utilise qu’une dizaine dans l’année », raconte Gérard Magnaudeix, titulaire de la Pharmacie populaire à Montpellier. Et enfin, il est nécessaire d’avoir un bon stock de matières premières (produits chimiques et plantes médicinales) et de le renouveler régulièrement. C’est justement pour éviter le gaspillage qu’Alain Bruys, titulaire de la pharmacie Bruys à Lacapelle-Biron, dans le Lot et Garonne, s’est lancé dans la sous-traitance : « J’achetais les plantes par kilo mais je n’en utilisais souvent que 50 g dans l’année et je jetais le reste pour acheter les plantes fraîches. Je trouvais ça dommage, alors j’ai commencé à faire des mélanges de plantes pour mes confrères. Puis ils m’ont demandé si je pouvais faire aussi les préparations chimiques afin qu’ils puissent grouper leurs commandes de préparations magistrales. C’est pour ne pas perdre leur clientèle que je me suis mis à la chimie. » Un bon choix pour Alain Bruys puisqu’il « a commencé à faire des préparations chimiques en 1989, deux mois avant que la loi Évin n’en institue le déremboursement. Elles ont compensé les pertes liées aux préparations à base de plantes. Le préparatoire a vivoté quelques années puis il a pris sa vitesse de croisière et maintenant il se développe ». À l’époque, tous ceux qui avaient un préparatoire assez développé se sont posé la question de savoir s’ils pourraient continuer alors que le nombre de préparations quotidiennes passaient brutalement de 50 à 3. Puis la loi a été annulée et les commandes sont revenues, petit à petit.

Le goût de l’herboristerie

Les pharmaciens qui ont choisi de développer leur préparatoire l’ont fait soit par intérêt pour l’herboristerie et les mélanges de plantes médicinales, soit par un concours de circonstances qui les a amenés à rendre service à des confrères, soit parce que l’activité du préparatoire avait été lancée par le titulaire précédent et qu’ils ont opté pour la continuation. Ce peut être aussi un moyen de développer l’activité de l’officine, comme l’explique Sylvie Courtin : « Lorsque j’ai repris l’officine, le préparatoire existait déjà et l’équipe en place avait le goût de la préparation. Il avait aussi une grande surface à aménager mais il était inutile de songer à agrandir la surface vente de l’officine vu qu’elle se trouvait dans une rue très peu passante, alors j’ai décidé de développer l’activité du préparatoire. »

Aménagements sous inspection

Les deux activités, préparatoire et comptoir, sont à la fois distinctes et indissociables puisque la première doit obligatoirement se trouver dans les locaux de la seconde. Une contrainte qui peut restreindre l’activité du préparatoire si le local est un peu exigu, car seuls l’achat ou la location d’une surface attenante ou le transfert de l’officine peuvent permettre de s’étendre. D’ailleurs, Robert Fabre, titulaire à Marseille, reconnaît que s’il avait « pu séparer le préparatoire de l’officine, ce serait fait depuis dix ans ». La plupart du temps, les deux activités sont tenues par deux personnes distinctes : soit qu’il y ait deux titulaires dont l’un s’occupe de l’officine et l’autre du préparatoire comme à la pharmacie Delpech ou chez Alain Bruys, soit que le titulaire, comme Jean Philippe à Rennes, confie la direction du préparatoire à un pharmacien. Pour ce qui concerne l’aménagement des locaux, les sous-traitants ont du mal à se situer entre les normes industrielles, qui se situent au-delà des réalités de leur travail au préparatoire, et les BPPO qui leur semblent nettement insuffisantes. Leurs installations sont contrôlées par les inspections régionales des pharmacies mais celles-ci sont autonomes et leur interprétation des textes peut varier d’une région à l’autre. Comme l’explique un sous-traitant : « Un de mes confrères a dû s’aligner sur des normes beaucoup plus strictes que celles qui me sont imposées. » En l’absence de normes nationales précises, certains pharmaciens hésitent à procéder au réaménagement des locaux : « Actuellement, quand on fait des investissements sur la base des BPPO, on n’est pas sûr qu’ils vont être acceptés par l’Inspection des pharmacies. » Quant aux procédures de fabrication, les pharmaciens se donnent eux-mêmes des normes qui peuvent être plus draconiennes que celles qui leur sont demandées, s’attachant à mettre en œuvre une bonne traçabilité des produits à l’aide de fiches de suivi interne, s’équipant de matériel coûteux comme une hotte à flux laminaire ou un spectromètre à infrarouge ou operculant systématiquement tous les pots après confection. « Nos procédures dépassent les BPPO, on travaille sur la qualité et sur la sécurité. On est pointilleux et extrêmement vigilants », explique Dominique Martin-Privat, titulaire à Montpellier.

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Le préparatoire nécessite un personnel qualifié

Pour faire des préparations, il faut aussi du personnel sur mesure. De l’avis des pharmaciens sous-traitants, vous êtes peu nombreux à vouloir travailler au préparatoire et préférez, en général, le comptoir et le contact avec la clientèle. Selon Bernard Risse, titulaire de la pharmacie de la Croix verte à Toulouse, « c’est la croix et la bannière pour trouver des préparateurs qui soient intéressés ». Un problème auquel Robert Fabre, a trouvé la parade puisqu’il embauche aussi des chimistes, des biochimistes ou des biologistes qui apprécient de travailler sur la paillasse, et il leur donne la possibilité de passer le BP de préparateur par le biais de la formation continue. Quant à Sylvie Courtin, titulaire de la Pharmacie Maubeuge à Paris, elle a remarqué que « les préparateurs apprennent sur le tas. Le goût des préparations et l’envie de s’améliorer leur viennent avec la manipulation ». Il faut entre trois et six mois de pratique avant qu’un préparateur soit vraiment efficace, le temps d’acquérir la sûreté dans les gestes, la rapidité d’exécution et la connaissance des produits. Car pour Sébastien Bertin, préparateur à la pharmacie Delpech à Paris, l’on « ne travaille pas à l’officine avec les mêmes produits que ceux avec lesquels on a appris à travailler en CFA ». Un avis que partage Sylvie Rescan, préparatrice à la pharmacie d’Italie à Rennes : « Nous avons appris à faire des préparations compliquées mais elles n’étaient pas actualisées. » Actuellement, ce sont les sous-traitants qui forment eux-mêmes leurs préparateurs. Ces derniers deviennent, par la pratique, « des professionnels de la préparation magistrale, de vrais artisans et leur savoir-faire est palpable, explique Franck Desfeux, pharmacien assistant responsable du préparatoire à la pharmacie d’Italie à Rennes. Or l’organisation d’un préparatoire, plus que celle de l’officine, est basée sur la compétence des gens ». Les préparateurs qui travaillent au préparatoire de la pharmacie d’Italie ont chacun une bonne raison d’y rester. « J’ai commencé par y effectuer un remplacement puis j’ai demandé à revenir. Je trouve que c’est un métier très varié et toutes les préparations sont intéressantes à réaliser », raconte Jean-Bernard Bourgeon. Élisabeth Poirier est, elle, surtout intéressée par les horaires : « On termine plus tôt que les autres préparateurs et l’on ne fait pas de gardes. C’est un tout autre métier que le comptoir. » Sylvie Rescan, enfin, qui travaille depuis dix ans au préparatoire, a choisi ce métier parce que « le contact client ne m’intéressait pas du tout et que j’apprécie de pouvoir travailler dans une équipe autonome ». Le préparatoire est en effet un monde à part dans l’officine, les clients n’y entrent pas, les commandes arrivent le plus souvent par fax et la délivrance n’y est pas instantanée. À force de pratique, les préparateurs ont acquis les gestes et aussi les connaissances qui leur permettent de détecter, dès réception de la commande, si une préparation est réalisable ou non.

Responsabilité partagée entre les deux pharmaciens

« On nous demande parfois des choses aberrantes, soit que les produits sont trop dosés, soit que la préparation est techniquement irréalisable. Avec la pratique, nous voyons tout de suite qu’il y a un problème et nous en informons le pharmacien qui nous a passé commande afin qu’il contacte lui-même le prescripteur pour qu’il rectifie l’ordonnance », constate Sébastien Bertin. C’est la raison pour laquelle les commandes sont toujours prises soit par un préparateur, soit par un pharmacien qui les contrôle avec, éventuellement, un logiciel qui détecte les incompatibilités et les surdosages. Cela fait partie du travail du pharmacien-fabricant, alors que celui qui donne l’ordre de fabrication doit s’assurer que la préparation est compatible avec le reste de l’ordonnance et avec les traitements habituels de son client. La responsabilité du produit fini est ainsi partagée entre les deux pharmaciens. Martine Chauvé, titulaire de la pharmacie de Monceau à Paris, reconnaît toutefois que « c’est angoissant de travailler pour les autres, c’est comme si on vous confiait une voiture, on a plus peur d’avoir un accident qu’avec sa propre voiture ».

Les sous-traitants ne sont pas déclarés en tant que tels

Les officinaux qui ont pris l’initiative de se lancer dans la sous-traitance de préparations magistrales ne sont pas déclarés comme tels ni auprès du Conseil national de l’ordre des pharmaciens, ni auprès des conseils régionaux. C’est pourquoi il n’a pas été possible d’en dresser une liste exhaustive. « Il en existe à peu près dans toutes les régions de France et ils sont répartis de manière assez homogène, sauf peut-être dans l’est de la France où il y a traditionnellement peu de sous-traitance », constate Alain Montel, directeur de DistriB3, laboratoire fournisseur de matières premières. Mais les sous-traitants se connaissent peu. En juin 2000, un autre laboratoire, la Cooper, en avait réuni quelques-uns, une initiative qui finalement n’a pas donné suite… Ces pharmaciens se trouvent toujours dans la même position inconfortable dans la mesure où leur activité n’est, dans les textes, que tolérée. Certains tentent par d’autres biais d’acquérir une forme de reconnaissance. C’est le cas de Didier Bœuf, titulaire de la pharmacie Viaduc à Pelussin (Haute-Loire) qui s’est engagé dans une démarche de certification individuelle : « Nous travaillons avec un organisme, l’Appave, qui nous aide à définir, systématiser et valider chacune des étapes des processus de fabrication des préparations magistrales. Au terme de ce travail la certification ISO 9000, délivrée par l’Afnor, est une garantie de qualité. »

À quand une véritable reconnaissance ?

« Les pharmaciens qui font un effort pour développer un préparatoire ont besoin de reconnaissance, estime Henri Lepage, président du conseil régional des pharmaciens de la région Centre. Ils visent une accréditation. Cela permettrait une transparence vis-à-vis des professionnels de santé et vis-à-vis du public. » Du côté des officinaux, Gérard Magnaudeix pense que « s’il y avait un agrément, notre savoir-faire serait reconnu et nos investissements amortis » ; et pour Dominique Martin-Privat, « un pharmacien accrédité engagerait sa responsabilité, il aurait une obligation d’entrer dans des normes d’hygiène et de sécurité et de suivre des formations continues ». Toutefois la mise en place d’une réglementation trop stricte dans ce domaine inquiète Louis Sorlut, titulaire à la pharmacie Riviera à Nice : « Instituer une loi sur les préparations magistrales pourrait avoir des conséquences qu’on ne mesure pas dans une société qui est de plus en plus procédurière, explique-t-il. On risque de supprimer le pouvoir du pharmacien de faire des préparations et d’annihiler le diplôme du pharmacien. Celui-ci comprend une part importante de galénique qu’il n’y aura plus de raison d’apprendre en faculté. Le pharmacien perdra sa spécificité de technicien du médicament pour n’être plus qu’un distributeur de médicament. Le système actuel est une sorte de statu quo qui rend service à tout le monde. Je préférerais une charte officielle pour les gros préparatoires qui les engagerait à suivre certaines méthodes. » Pour éviter que la préparation devienne le monopole des seuls sous-traitants.

Zoom

Bientôt la révision des BPPO

Une commission dirigée par Anne-Marie Ardoin, membre du Conseil national de l’ordre des pharmaciens, travaille actuellement à l’actualisation des « Bonnes pratiques des préparations officinales », ou BPPO. Celles-ci visent « à renforcer la maîtrise de la qualité des préparations officinales ». Elles donnent des recommandations en matière de locaux (caractéristiques générales du préparatoire), de matériels (adaptés, bien conçus, maintenus en bon état), de personnel (qualification, formation, organisation du travail), de matières premières (sources d’approvisionnement, réception, contrôle, stockage), de préparation (mise en œuvre, mise en forme, conditionnement, contrôle), de documents (procédures, matières premières, préparations), de sous-traitance (exceptionnelle, avec une trace écrite) et de préparations homéopathiques (conditions particulières). Elles ont été éditées en 1988 dans un bulletin officiel qui porte le numéro 88/7 bis. Ce fascicule d’une trentaine de pages n’est plus disponible que sous forme de photocopie auprès de la Direction des Journaux officiels.