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la substitution sans accroc

Publié le 1 octobre 2005
Par Christine Julien et Philippe Matsas
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Si les traitements de substitution aux opiacés ont révolutionné la prise en charge des toxicomanes, ils engendrent parfois certaines tensions au comptoir. Pour les éviter tout en conservant professionnalisme et humanité, place au dialogue, à la formation et à l’expérience.

Assis sur une banquette, un homme d’une cinquantaine d’années est sereinement absorbé par la lecture d’une brochure, indifférent aux autres clients qui se pressent en cette fin d’après-midi à la Pharmacie Tarot, à Avignon (Vaucluse). Il attend ses flacons de méthadone que Vanessa Malien, préparatrice, range dans un sac opaque. « Il manque deux boîtes », lui dit-elle, mais il ne l’entend pas. Tentant de se faire comprendre sans prononcer le nom du médicament, Vanessa montre le contenu du sac. Aucune réaction. « La métha. Il en manque deux », finit-elle par préciser. Ouf, le message est passé. « Oui, merci. À la semaine prochaine ! », répond le patient avec un large sourire.

Les toxicomanes doivent-ils être considérés comme des patients « très particuliers ? Une source de problèmes ? Pas si sûr… Même si l’introduction en officine de la méthadone et de la buprénorphine à haut dosage (Subutex) – les deux seuls médicaments indiqués dans la dépendance aux opiacés en France – a engendré quelques difficultés (ordonnances falsifiées, demandes fréquentes d’avance…), certaine attitudes ou démarches permettent de faire face aux problèmes rencontrés. Toujours dans l’objectif de favoriser la bonne conduite de la substitution. Si les molécules disponibles ne sont pas la panacée et la seule réponse à apporter dans la prise en charge de la dépendance aux opiacés, elles n’en demeurent pas moins un indéniable progrès.

Près de 100 000 patients substitués. Depuis la mise à disposition de la méthadone et du Subutex (respectivement en 1995 et 1996), le nombre de patients substitués est passé de quelques dizaines à près de 100 000 dont environ 80 000 sous buprénorphine et 14 000 sous méthadone en 2003. Soit la moitié voire plus des personnes dépendantes aux opiacés relevant d’une prise en charge. « Quand ces traitements sont apparus, nous avons vu arriver dans nos cabinets des gens dont on ne soupçonnait pas l’existence. Ce n’était pas des junkies, ils avaient un emploi, une vie de famille, mais ils s’autosubstituaient avec du Néo-Codion », se souvient le Dr Didier Bry, praticien hospitalier de l’ELSA* d’Avignon et médecin coordinateur d’un réseau dédié aux addictions aux opiacés et à l’alcool, Resad 84 (anciennement Retox 84). « Pour eux, la substitution était merveilleuse puisqu’elle permettait de résoudre leur problème de dépendance médicamenteuse », poursuit le médecin. En effet, ces médications permettent de supprimer l’envie obsédante d’autres opiacés et d’éviter le syndrome de sevrage lié à leur arrêt. « Mais ils ne soignent que la dépendance à l’héroïne », rappelle dans son livre Jean Lamarche, pharmacien à Paris et président de l’association Croix verte et Ruban rouge. Cocaïne, LSD ou cannabis ne sont donc pas concernés. Autre progrès de la substitution : la diminution de la morbidité et de la mortalité. Le nombre de décès par surdose ou overdose a été divisé par cinq entre 1994 et 2002, tandis que le taux de prématurité chez les femmes enceintes toxicomanes a diminué de 30 à 12 % en dix ans.

Règles de délivrance en ville

Méthadone et buprénorphine participent à l’amélioration psychologique, sociale, voire physique et pénale. « Les toxicomanes substitués que l’on sert reprennent le circuit de la vie normale. Ils ont alors un travail et des enfants », constate Nadine Jullian, préparatrice à la Pharmacie Tarot. Dans tous les cas (et en particulier avec le Subutex), l’accompagnement est primordial pour éviter les mauvaises utilisations.

Collaborer avec les prescripteurs. Une simple prescription ou une délivrance « à la chaîne » – sans aucun contact avec le prescripteur et la personne substituée – ne fait qu’aggraver les dérives, issues du mésusage des molécules. Autrement dit, un manque de communication est la porte ouverte aux utilisations non conformes à l’AMM. Si certains écrasent les comprimés de Subutex pour les sniffer, près d’un à cinq patients sur dix les utilisent par injection intraveineuse. Ce qui peut entraîner des complications physiques (abcès…). Les officinaux ne sont pas dupes, certains de ces « injecteurs » venant acheter un Stéribox dans la pharmacie qui leur délivre la buprénorphine. Pour Didier Bry, ce comportement peut être un signal d’alerte sous-entendant : « Je ne vais pas très bien en ce moment. »… Pour refuser la vente la vente concomitante de seringues et de Subutex, Jean Lamarche n’hésite pas à donner des explications : « Le Subutex est un médicament formidable, mais qui n’agira pas toute votre vie. Vous n’avez que deux ou trois ans devant vous pour vous en sortir. Faites bien votre traitement ou abandonnez-le totalement, vous le reprendrez lorsque vous vous sentirez prêt. Si vous ne désirez pas vous soigner, il ne faut pas venir dans une pharmacie. » N’empêche, le patient recommence parfois la pratique de l’injection d’héroïne ou de Subutex…

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Pour éviter le désarroi de l’équipe officinale, la solution passe par une étroite collaboration avec les médecins (91 à 99 % des prescripteurs de Subutex exercent en ville). « Il est indispensable que le pharmacien ou le préparateur prenne contact avec le prescripteur, et ce dès la première délivrance, martèle Jean Lamarche. Le patient doit sentir qu’il est pris en main dès le départ. »

Le choix du réseau. Selon Pascal Menard (cotitulaire de la Pharmacie Tarot), adhérent de la première heure à Retox 84, le choix d’adhérer à un réseau dédié à la prise en charge de la toxicomanie comporte de nombreux avantages. « Les médecins ont toujours eu la volonté de sensibiliser les pharmaciens du département. C’est rassurant de travailler avec des professionnels qui s’impliquent autant. » Le pharmacien participe aux réunions auxquelles assiste parfois la préparatrice. Puisque la substitution doit être l’affaire de toute l’équipe ! À l’aise, Vanessa sait exactement qui prend quoi : « Nous avons, selon les périodes, entre dix et quinze patients sous méthadone, une dizaine sous Subutex. » Et elle connaît même la vie privée de ceux qui se confient parfois au comptoir. Très actif, Resad 84 compte une cinquantaine de pharmaciens et autant de médecins. Le réseau suit 450 patients sur Avignon et ses environs et fait figure d’exemple. Le médecin appelle la pharmacie choisie par le patient pour avertir de la future substitution. L’accord de l’officine est toujours demandée, qu’elle soit adhérente ou non du réseau. « Je suis moins tendu avec les toxicomanes car je sais que je peux trouver une solution et offrir autre chose qu’un oui ou un non », confie Pascal Menard. La communication est à double sens, elle offre la possibilité de joindre un médecin très facilement en cas de demande inopinée : avance d’un traitement, départ à l’étranger sous méthadone « Lors des réunions mensuelles, nous discutons des patients et des éventuels problèmes rencontrés », poursuit le pharmacien. Untel rencontre des soucis dans sa vie privée, un autre a acheté des seringues… Aucun substitué n’est délaissé. « Avant les traitements de substitution, 10 % environ des toxicomanes arrivaient à s’arrêter. Avec les traitements, on arrive à 70 %, dont 40 % qui ne rechutent pas, 30 % pour lesquels l’amélioration existe mais fluctue, et 30 % pour lesquels la substitution n’apporte rien ou est inopportune à ce moment-là » précise Didier Bry.

Les traitements de substitution passés au crible

Pour les officinaux impliqués, la délivrance de méthadone ou de buprénorphine peut même devenir un acte routinier. Le travail en réseau profite également aux officines non adhérentes. Ainsi Arlette et Éric, tous deux préparateurs à Avignon, témoignent. « Les patients substitués sont des patients comme les autres. On peut aborder avec eux de nombreux sujets de conversation et même instaurer une relation de confiance », revendique Arlette. Éric ajoute : « Les patients sont si bien informés par les médecins que les dépannages sont très exceptionnels. De plus, nous discutons toujours avec les médecins qui nous appellent au moment de la première prescription. » Mais Éric confie qu’il manque de formation sur la substitution. Et pour cause : dans les CFA, la législation des toxiques et stupéfiants est pratiquement le seul aspect abordé au sujet de la méthadone et de la buprénorphine.

Trop peu de formations. Pour les adhérents des réseaux, la question de la formation ne se pose pas. Exemple, plusieurs modules sont proposés par Resad 84 : modalités de prise en charge, produits de substitution, problématiques des addictions et techniques comportementales. Mais comment obtenir des réponses à ses interrogations en dehors du cadre d’un réseau ? « J’aimerais bien savoir pourquoi un médecin prescrit plutôt l’une que l’autre molécule et comment il détermine la dose efficace », demande Mila Hannaoui. Cette future préparatrice qui travaille dans une officine de Cabannes (Bouches-du-Rhône) a le sentiment que certains officinaux « expédient » les patients substitués, au lieu de prendre le temps de les écouter. Peut-être en raison du manque de connaissance – et donc d’intérêt – à propos des traitements de substitution… Sujet demeurant tabou, la toxicomanie et sa prise en charge intéressent peu les facultés de pharmacie, encore moins les CFA. Les officinaux interrogés avouent se former « sur le tas » et avec l’aide de certains laboratoires. Mais les formations organisées par des organismes agréés sont rares. Reste à consulter la conférence de consensus sur les traitements de substitution (disponible sur le site de la Haute Autorité de santé**), et à visiter le site de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie*** (MILDT).

Première chose à savoir : téléphoner au médecin dès la présentation de la primoprescription. Ce qui permet dans la majorité des cas de faire fuir les fraudeurs en tout genre. Bernard Coll, titulaire à Avignon, se souvient d’un patient substitué qu’il suivait et qui a disparu durant sept mois avant de réapparaître pour lui demander un dépannage : « Je lui ai dit : “En sept mois, votre traitement a pu changer. Soit vous retournez à la pharmacie qui vous suit, soit j’appelle un médecin pour qu’il vous examine et vous fasse une prescription.” » Le client est alors sorti sans insister. « Les toxicomanes qui trafiquent et détournent les médicaments de substitution préfèrent aller voir les pharmacies qui ne posent pas de question », remarque Jean Lamarche.

Place au dialogue. Le recours au coup de fil au prescripteur est souvent l’occasion de faire confirmer la posologie du Subutex. « En France, un des premiers pays où l’on a utilisé la buprénorphine à haut dosage, la dose moyenne de Subutex – qui correspond à la dose plancher – est de 8 mg. La grande majorité des patients devrait être à 16 mg [NdlR : dose maximale autorisée en France]. Les médecins généralistes ont souvent tendance à sous-doser. Il faut savoir qu’en Grande-Bretagne et qu’en Australie l’AMM est à 32 mg… », constate Didier Bry. Par ailleurs, il est utile de rappeler que le Subutex ne s’avale pas avec une tasse de café et que la dose totale journalière est en prise unique. « Bien expliquer au patient que la prise doit se faire en sublingual : on ne suce pas, mais on laisse fondre sous la langue durant cinq à dix minutes », précise Jean Lamarche. Il faut aussi s’assurer que l’interlocuteur a bien compris. Sinon, gare à l’inefficacité du Subutex et à l’apparition des premiers signes de manque comme l’anxiété ! Cette dernière peut déboucher sur un mauvais comportement, comme prendre une dose supérieure de son propre chef. Quant aux coprescriptions de benzodiazépines avec le Subutex, elles sont à surveiller en raison des décès survenus, notamment lorsque le Subutex est injecté.

Marché noir. Ne nous leurrons pas, la mise en place et le développement des traitements de substitution n’est pas encore optimale. Une pharmacienne adjointe marseillaise raconte comment les nombreuses ordonnances de complaisance émanant d’un psychiatre ont conduit à une fréquentation massive de l’officine par les toxicomanes. Le titulaire a accepté le « trafic », évoquant la peur du drogué mais aussi – il faut bien le reconnaître – l’intérêt économique. Pour Jean Lamarche, la peur ne peut servir de justificatif que face à une réelle menace. « Rien n’empêche de dire : “Je vous délivre sous la peur mais je ne recommencerai plus. Si vous revenez à ces conditions, je porte plainte contre vous” ». Certaines officines finiraient par accepter la pression permanente due aux dérives de la substitution, alimentant ainsi la vente des produits au marché noir.

« On estime que 10 % des utilisateurs de Subutex le revendent. Et à eux seuls, ces 10 % réalisent 30 % du montant des remboursements de Subutex par la Sécurité sociale », informe Jean Lamarche. La revente frauduleuse du Subutex au marché noir indigne la CNAM qui se rebelle et a décidé d’agir. « Quand les consommations de Subutex dépassent 24 mg par jour et qu’elles résultent de plus de trois prescripteurs par mois, les caisses ont reçu l’ordre de ne plus rembourser en dehors d’un seul médecin et d’un seul pharmacien », confie Jean Lamarche. Mais toute latitude est donnée aux directeurs de caisse… En attendant plus de rigueur et pour éviter tout problème, il faut se souvenir qu’en matière de substitution le premier réflexe à acquérir est simple comme… un appel téléphonique au prescripteur.

Repères

Toxicomanie : état d’intoxication périodique ou chronique, nuisible à l’individu et à la société, engendré par la consommation répétée d’une drogue naturelle ou synthétique. On parle d’une « rencontre » entre un produit, une personnalité et un moment socioculturel.

La dépendance ou addiction aux opiacés est un état qui résulte de l’absorption répétée (périodique ou continuelle) d’opiacés (morphine, héroïne…). Cette dépendance est dans ce cas psychique (ou psychologique) et physique ; elle s’accompagne d’un phénomène de tolérance.

Par drogues, on entend des substances psychoactives illicites, mais on peut être dépendant à toute autre substance psychoactive (anxiolytiques, antidépresseurs, alcool, tabac…).

Dépendance psychique : caractérisée par un désir, et non une obligation, de réitérer la prise de drogue, mais sans troubles physiques lors du sevrage (exemple : cannabis).

Dépendance physique : besoin entraînant l’apparition de signes cliniques graves, constituant l’état de manque lors du sevrage.

Tolérance : phénomène qui conduit à augmenter les doses pour obtenir des effets d’amplitude similaire.

À savoir

Seuls deux médicaments (la méthadone et la buprénorphine à haut dosage) ont aujourd’hui l’AMM dans le traitement de substitution aux opiacés. Certains patients peuvent cependant être traités avec d’autres molécules (dont la morphine) si l’initiation de la substitution est antérieure à 1995 (date de la mise sur le marché de la méthadone).

À lire pour mieux appréhender les difficultés de la substitution au comptoir : L’Accueil du toxicomane à l’officine, par Jean Lamarche, collection « L’officine au quotidien », Éd. Masson.

* ELSA : équipe de liaison et de soin en addictologie.

** www.has-sante.fr

*** www.drogues.gouv.fr