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Risque potentiel, responsabilité maximale
Vaccin antihépatite B, coupe-faim, Distilbène, thalidomide, hormone de croissance… La plupart des affaires liées aux produits de santé récemment jugées voient les fabricants mis en cause concernant la défectuosité (en fait le défaut de sécurité) de leur médicament. Une responsabilité civile qui pourrait aussi incomber, le cas échéant, au médecin ou au pharmacien.
Compte tenu de l’actuelle « passe judiciaire », tout médicament pourrait être un jour taxé de défectuosité par un juge, à moins que la jurisprudence n’inverse la tendance. Explications. « Depuis 1998, une dizaine d’affaires ont été jugées par référence explicite à la directive européenne sur la responsabilité du fait des produits défectueux. Toutes les décisions rendues ont été défavorables aux producteurs de produits de santé », remarquait récemment Olivier Lantrès, avocat au barreau de Paris, dans Les Echos. Cette directive, en date du 25 juillet 1985, a finalement été transposée dans la loi du 19 mai 1998. Elle dispose qu’« un produit est défectueux […] lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre ».
Jusqu’à aujourd’hui, en matière de médicaments ou autres produits de santé, les magistrats ne se sont référés qu’à la directive européenne et à « l’obligation de sécurité produit » que pose aussi le Code de la consommation, dans la mesure où l’AMM des produits incriminés était antérieure à la publication de la loi de 1998. Néanmoins, en cas d’atteintes physiques potentiellement dues à la prise d’un médicament, mais aussi d’une diminution de ressources qui pourrait y être liée, voire d’une atteinte à ses intérêts moraux, un patient pourra chercher la responsabilité du fabricant, voire du pharmacien, du grossiste ou du médecin (dans la cadre de la loi de 1998).
Effets indésirables, présomptions de preuves et bénéfice-risque.
Sur le fond, les fabricants traversent une mauvaise passe judiciaire qui en préfigure d’autres. En effet, les juges se fondent de plus en plus souvent sur « une forte probabilité de présomptions » pour condamner les laboratoires, sans qu’un lien de causalité entre les problèmes de la victime et le produit soit forcément démontré (voir encadré ci-contre). Autrement dit, pour les avocats des victimes, comme pour les juges qui ont statué récemment, tout médicament est potentiellement un produit défectueux, sans que soit nécessairement mise en cause sa formule, la fabrication de tel lot… Le défaut d’information, par exemple, pourrait suffire pour engager la responsabilité d’un fabricant, voire d’un médecin ou d’un pharmacien (voir p. 26). La loi précise bien que « le producteur peut être responsable du défaut alors même que le produit a été fabriqué dans le respect des règles de l’art ou de normes existantes ou qu’il a fait l’objet d’une autorisation administrative ».
Au centre du débat, on retrouve la notion de bénéfice-risque. Sachant qu’un juriste n’a pas forcément la même que des épidémiologistes ou des scientifiques ! « Si on reprend le texte de la directive européenne, c’est bien la notion de bénéfice-risque qui est en cause pour les produits de santé. Et le bénéfice-risque s’envisage ici de manière individuelle, pas au plan de la collectivité, selon Gisèle Mor, avocate de patients dans nombre d’affaires liées au vaccin antihépatite B. Par exemple, dans le cas de la cérivastatine, on peut toujours se poser la question de savoir s’il était réellement nécessaire pour certains malades d’utiliser ce produit. Pour le cholestérol ? C’est douteux ! Quant à un vaccin, qui est par définition préventif et non curatif, j’estime que le risque n’est pas admissible au plan individuel, sachant que, dans le cas de l’hépatite B, la personne vaccinée prenait le risque d’avoir une sclérose en plaques sans faire partie d’une population à risque ! »
Une argumentation bien connue d’Alain Gorny, avocat spécialiste de la défense des industriels de santé et spécialement de la responsabilité produit, et qui le fait frémir : « Dans le cadre de son rapport bénéfice-risque, tout médicament est potentiellement susceptible de provoquer des effets indésirables, mais il est dans sa nature de pouvoir les produire, cela ne révèle pas un défaut ! Cela dit, certaines décision récentes ont conclu le contraire : pour la cour d’appel de Versailles par exemple (vaccin contre l’hépatite B), c’est le dommage qui crée le défaut alors que la loi prévoit l’inverse ! Tous les laboratoires concernés par ce type de décisions ont formé un pourvoi en cassation. Nous attendons donc maintenant l’avis de la Cour de cassation… »
« Le risque zéro n’existe jamais en matière de médicament, a récemment plaidé Florence Monteret-Amar, avocate de Pasteur MSD dans le cadre du vaccin antihépatite B. Il n’est pas contestable que des indices graves et concordants puissent être un élément de preuve… à condition qu’ils aboutissent à une notion de certitude. » Réponse de l’accusation : « On n’a jamais demandé à une victime de prouver quelque chose de scientifiquement impossible à démontrer. Si c’était le cas, personne ne pourrait jamais se plaindre d’effet indésirable. » Reste qu’en matière d’effet indésirable, le risque n’est le plus souvent, scientifiquement, ni prouvé ni exclus à 100 %, comme le notent les experts judiciaires. D’ailleurs, les autorités sanitaires prennent des mesures de restriction, voire de suspension, sur une évidence parfois très minime.
La puissance des labos stigmatisée.
Michèle Rivasi, députée, rapporteur de la loi du 19 mai 1998, préconisait récemment de « faire évoluer la charge de la preuve vers une présomption de preuve sur un grand nombre de personnes ». Elle souhaite aussi un renversement de la charge de la preuve et faire mettre les frais de justice à la charge du producteur, la possibilité pour les victimes de se réunir autour d’une plainte… « Chacun, et notamment les avocats, sont prompts à s’enflammer pour des causes dans lesquelles ils défendent la veuve et l’orphelin face au grand capital représenté par des multinationales pharmaceutiques, ironise Alain Gorny. Certes, les cas où des personnes sont touchées par des effets indésirables rares sont souvent dramatiques. Mais pour autant faut-il faire voler en éclat des principes de droit séculaires comme celui qui, en responsabilité civile, consiste à devoir prouver que c’est bien vous qui êtes à l’origine du dommage pour vous condamner ? »
Quant à savoir si le fabricant est bien le responsable qui peut être visé, alors que ce sont les autorités qui décident d’une campagne de vaccination élargie ou le médecin qui décide de prescrire le produit, Gisèle Mor estime que oui. D’une part, « le médecin n’est pas élevé pour dire à un malade : « Je n’ai pas de réponse à votre problème. » Il utilise donc absolument toute la pharmacie à sa disposition. Il y a actuellement de toute évidence une surmédicalisation à laquelle l’industrie est loin d’être étrangère. Le médecin n’a plus son libre arbitre ». D’autre part, il restera quoi qu’il arrive responsable dans la mesure où, « dans sa demande d’AMM, c’est le fabricant qui cible la population comprise dans l’indication ».
Dans un climat passionné, les plaidoiries se font sur fond de rapports d’experts judiciaires, de littérature scientifique et d’études forcément interprétées ou rejetées selon l’intérêt des parties. La virulence de certaines plaidoiries récentes devant la cour d’appel de Versailles le montre, telle Florence Monteret-Amar stigmatisant un expert « faisant le procès de l’Afssaps, de l’OMS, de la littérature scientifique, tous contrôlés par les laboratoires, […] décrivant un monde de corrupteurs ou de corrompus, […] une personne désireuse de se faire un nom à travers un procès médiatisé ». Il faut dire que l’expert en question souligne par exemple la participation aux commissions d’AMM de scientifiques appointant aussi pour les laboratoires. C’est donc le fonctionnement de tout le système que remettent en cause certaines affaires, à commencer par les conditions d’attribution des AMM et leur extension, les éventuels liens et accords entre autorités sanitaires et laboratoires… Certains experts peuvent d’ailleurs être récusés.
Littérature scientifique à double tranchant.
Quel autre recours reste-t-il aux laboratoires lorsque le juge conclut à la responsabilité d’un de leurs produits dans un dommage ? La loi de 1998 prévoit notamment un cas d’exonération de la responsabilité du producteur, le « risque de développement » : « Le producteur est responsable de plein droit à moins qu’il ne prouve que l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment où il a mis le produit en circulation n’a pas permis de déceler l’existence du défaut. » Le risque de développement est donc extrêmement difficile à exploiter pour un laboratoire dans la mesure où il faut pour cela qu’aucune trace d’une quelconque présomption de risque n’existe dans la bibliographie.
« La moindre étude publiée dans une langue rare aux antipodes et qui évoque de près ou de loin l’effet indésirable en question rend inefficace le recours au risque de développement », note ainsi Alain Gorny. Ainsi dans le cas d’effets indésirables du vaccin contre l’hépatite B, les premières publications sur le risque neurologique étaient parues dans les années 80. Le laboratoire peut aussi mettre en avant les données ou l’absence de données de pharmacovigilance. Gisèle Mor souligne les difficultés à faire remonter ces informations (en partie détenues par les laboratoires mis en cause) ou, bien souvent, leur maigreur : « Le système de surveillance après commercialisation repose sur les déclarations spontanées des professionnels de santé. Concernant la pharmacovigilance officielle, je suis désolée de constater que médecins et pharmaciens ne font pas leur travail. Pourtant la déclaration de pharmacovigilance peut un jour les protéger en constituant un argument à l’encontre d’un fabricant. Celui-ci ne peut alors plus s’abriter derrière le risque de développement pour s’exonérer […]. Quant aux services de pharmacovigilance des laboratoires, qui les contrôle ? » Et qui peut les obliger à indiquer la fiche de pharmacovigilance qui va peut-être semer le doute dans l’esprit de la cour ? Question qui vient d’être posée devant la Cour d’appel de Versailles…
Certes, la généralisation des études post-AMM, souhaitées par le ministère de la Santé, entre peu à peu dans les conventions signées entre laboratoires et le Comité économique des produits de santé. Elles pourraient à la fois constituer des sources de renseignement précieuses et, le cas échéant, protéger les laboratoires. Mais peut-être les retraits intempestifs de produits, type Staltor, se multiplieraient-ils alors sous la pression des juristes et des assureurs.
La pression des assureurs.
Dans ce contexte, les assureurs incitent bien sûr les fabricants à une extrême prudence, à l’application d’un principe de précaution. Le directeur commercial de Générali France citait ainsi comme exemplaire le retrait brutal par Bayer de son anticholestérolémiant en août 2001 : « Les retraits, comme dans l’automobile où ils sont monnaie courante, participent à la notion de responsabilité des fabricants. »
François Mallot, directeur du Marché français de Scor Réassurance, rappelait récemment « qu’aux Etats-Unis une plaignante avait obtenu réparation pour la mort de son chien dans le four à micro-ondes, sous prétexte qu’il n’était pas indiqué dans la notice qu’il ne fallait pas l’utiliser pour sécher les petits animaux. Imaginez ce que cela peut donner avec les médicaments… ». Et comme les assureurs sont toujours en première ligne pour indemniser les victimes, en matière de produits de santé, leur crainte est immense. D’où une probable inflation des primes d’assurance des laboratoires, voire des professionnels de santé. « Certains laboratoires, et pas des moindres, n’arrivent déjà plus à s’assurer que partiellement, confie Alain Gorny. Et encore, en France les indemnisations sont distribuées à dose homéopathique par rapport aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne… » Olivier Lantrès avançait quant à lui, dans Les Echos, « qu’il est à craindre que ces décisions n’aient pour effet de freiner l’innovation ».
Mise en cause… sans lien de causalité
Récemment, les juges se sont affranchis d’un lien de causalité certain entre dommages et produits pour condamner les fabricants. Ainsi, dans l’affaire des médicaments coupe-faim, les experts ont relevé que la causalité « n’était pas certaine mais adéquate », a noté Olivier Lantrès, et, dans le cas des antigoutteux, il a été noté que le préjudice était seulement « imputable de façon plausible ». Quant au vaccin antihépatite B, la cour de Versailles a reconnu qu’il n’était « pas contestable que la preuve scientifique certaine […] n’était pas apportée ». Pour mettre en cause le fabricant, les juges se sont à chaque fois fondés sur l’article 1353 du Code civil qui établit que « les présomptions qui ne sont point établies par la loi sont abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat ». Le juge liste toutes les causes pouvant être à l’origine du dommage et rejette celles qui lui semblent douteuses. Une méthode notamment utilisée pour l’hormone de croissance ou le Distilbène.
L’arrêt qui a mis le feu aux poudres
Si la loi du 19 mai 1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux ne concerne que les médicaments dont l’AMM est postérieure à sa publication, on aurait dû, en toute logique, voir surgir à partir de 2000 des cas qui s’appuient sur elle. Or ce n’est pas le cas. La raison ? Une jurisprudence du 3 mars 1998 est bien plus favorable au patient que la loi de 1998 : l’arrêt dit « du Kaleorid », au terme duquel la Cour de cassation a conclu à « une obligation de sécurité résultat » pour le laboratoire : « Le fabricant est tenu de livrer un produit exempt de tout défaut de nature à créer un danger pour les personnes ou les biens, c’est-à-dire un produit qui offre la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre (art. 221-1 du Code de la consommation). » Sur cette base, les laboratoires perdent lorsqu’un médicament est incriminé, quelles que soient les circonstances (mauvaise prise par le patient, polymédication, fragilité particulière de la victime en raison de son âge, etc.). Au point de voir ressortir des affaires datant de 6, 7 ou 8 ans, où les patients et leurs avocats ne voyaient, avant cet arrêt, pas le moyen d’obtenir une réparation au vu de rapports d’expertise décourageants.
Du coup, Alain Gorny, spécialisé dans la défense des laboratoires, cherche à faire casser cette jurisprudence en s’appuyant sur trois arrêts de la Cour de justice européenne qui établissent, pour résumer, que la France ne peut conserver dans son droit national que les régimes de responsabilités prévus ou tolérés par la directive européenne. Pour lui, le seul fondement juridique de l’obligation de sécurité qui devrait être reconnu aujourd’hui est donc celui de la loi du 19 mai 1998 ayant transposé la directive. Or cette loi organise un régime plus favorable pour les fabricants en termes de défense.
A noter
Un plafond pour les réparations ?
Doit théoriquement être indemnisé « le préjudice et l’entier préjudice ». Avec toutes les difficultés qui consistent, par exemple, à évaluer le préjudice d’une victime de Staltor atteinte de douleurs musculaires pendant des années… Reste qu’il n’y a pas de plafond fixé pour ces indemnisations.
A savoir
Et les produits sans AMM ?
L’obligation de sécurité et la loi sur les produits défectueux concernent TOUS les produits. Tous les produits vendus par le pharmacien sont donc concernés, par exemple les compléments alimentaires…
Et la loi sur l’aléa thérapeutique ?
On a beaucoup entendu parler de l’indemnisation de l’aléa thérapeutique. Théoriquement, la loi 4 mars 2002 sur les droits des malades est l’un des fondements juridiques qui peuvent être utilisés par un avocat de victime. Seulement voilà, cette loi a inséré dans le Code de la santé publique que les professionnels de santé ne sont responsables des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu’en cas de faute… sauf si leur responsabilité est engagée en raison de défaut d’un produit. Or la défectuosité du produit renvoie soit à la directive européenne de 1985 et à sa transposition dans la loi de 1998, soit à la jurisprudence fondée sur le Code de la consommation. Autrement dit, le législateur a tellement bien rédigé ce paragraphe de la loi du 4 mars que l’aléa thérapeutique n’est a priori pas utilisable en cas de mise en cause d’un médicament. Dommage pour les laboratoires puisque, en l’absence de faute, c’est la collectivité nationale qui indemnise les victimes dans le cadre de la loi du 4 mars…
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