Notre enseigne est hissée. « Pharmacie Ludo Dennard #amp; clones », annonce-t-elle à grands renforts d’ondes et de phéromones publicitaires. D’ici peu, toute la contrée sera avertie de notre installation.
Ça va faire quatre générations – sans compter celle de notre Original – que l’officine reste en mains familiales. Au rythme d’une nouvelle clonerie tous les cinq ans, l’entreprise en est à sa vingt-deuxième année d’exercice. Un sacré bail. On peut en juger au nombre de rides qui burinent le visage de notre Aîné. Ludo A est fier d’exhiber les signes cutanés de son âge. (Le reste de son anatomie, bien sûr, bénéficie de réjuvénations régulières.)
Trompeuse coquetterie, ricanent nos concurrents. En réalité, en affichant son ancienneté comme un beau tatouage, le Vieux se distingue clairement de ses copies et rappelle aux yeux de tous son statut de Naturel. Un privilège de A, qui va de pair avec son diplôme, encadré sous Plexi d’époque au-dessus du comptoir : « Ludovic Dennard A [Authentique], spécialiste en Pharmacie d’officine, agrégation CE 2052. » Le titre est nominatif, mais personne n’est dupe de son exclusivité. Le cerveau d’un Original et ceux de ses clones communient par intrication quantique. Toute la maisonnée partage donc savoir et expérience en temps réel et jouit simultanément des mêmes compétences.
Outre Ludo A et moi, Ludo B, sa copie de sauvegarde intégrale, la clonerie comprend un autre spécimen masculin (Ludo D), deux de genre féminin (Luda C et G), un ambi (Ludoa E) et un asexe (Lud F). Depuis que la marche de nos affaires nous le permet, nous nous offrons à chaque cuvée quelques variations sur la partition génétique de base. Histoire d’égayer notre commune existence. Mais aussi de présenter à notre clientèle un large éventail de sensibilités.
Nous avons dressé boutique dans un vallon boisé, non loin des ruines d’un hypermarché. L’officine, un dôme transparent à géodésie variable, achève de s’épandre. Sa membrane intelligente piège la lumière et la convertit en divers modes énergétiques. Le long des parois, les gondoles virtuelles se déploient en demi-cercle. Les étagères épousent la courbure de la bulle et se garnissent de boîtes diaphanes.
Sous la conduite de Luda C, l’assembleur moléculaire lance ses filaments argentés entre les troncs, pêchant dans la nature ions, sucres et protéines. De quoi constituer un stock minimal de briques biochimiques, prêtes à se combiner sur demande en agents thérapeutiques et en alicaments tout frais.
G et C exécutent les premières expertises. Des services on line pour la plupart, délivrés sur abonnement. Chaque jour des clients nous demandent d’ajuster leurs taux d’hormones, leur tonus enzymatique ou les pics sériques de leurs médicaments. Sitôt l’analyse rendue, les mesures correctives sont adressées à leurs destinataires. Soit dictées à leurs implants moniteurs, via réseau crypté, soit sous forme chimique, quand la situation exige l’ajout ou le changement de traitements. Dans ce cas, les doses à administrer sont confectionnées sur mesure par assemblage moléculaire puis téléportées sur le port « adjonctions » des patients.
Depuis dix minutes, Ludo A arpente les sous-bois avec des mimiques d’herboriste en quête de plantes rares. Sa comédie porte déjà ses fruits. L’air se remplit de gazouillis et de chuchotements intrigués. Nos premiers clients – physiques – approchent.
Ce sont des extensions. Des substituts téléguidés, robots nanotechs ou animaux. Aucun habitant du cru n’est venu en personne. La plupart ont délégué des drones mécas – des modèles un peu rustiques, voyants et vrombissants. Plus rares, quelques oiseaux humanisés dansent d’une patte sur l’autre, rassemblés par petits clans sur les basses branches.
Nous faisons souvent étape en zone d’enterrés. Comme ici, où toute la population repose dans des ovocoques prudemment enkystés dans le sous-sol minéral de la forêt. Ces habitats sont des bassins de clientèle tout à fait respectables. Même si les gens ne se montrent en surface que dans des corps d’emprunt, leur conscience et leurs goûts de consommateurs restent parfaitement éveillés.
Autour de nous les extensions se font moins farouches, à mesure qu’elles déchiffrent nos identifiants et vérifient nos certificats. Quelques audacieux atterrissent sur le comptoir et entament la conversation.
Un oisoïde se perche sur mon index. Son plumage, comme son port de tête, ressemblent à ceux d’un geai. Mais le regard circonspect de la créature est indéniablement humain. Tout comme son accent provincial.
– Pharmacien, hmm ?
Je devine, sous la question, une insolence toute féminine.
– Nous le sommes tous, dis-je en désignant mes pairs d’un geste avantageux. Pour vous servir.
– Vous tombez bien, pépie la cliente. Je me sens un peu nerveuse, ces jours-ci.
Par « je », l’oiselle entend bien sûr son corps d’origine, dans sa cuve souterraine. « Nerveuse », a-t-elle lâché. Mon intuition était juste.
– Un petit passage à vide, je suppose. Comment décririez-vous la chose ?
Au fond de l’oeil rond, la lueur de féminité se fait plus inquiète.
– Une sensation d’étroitesse, d’étouffement. Avec des fourmillements impatients dans les doigts et les orteils. L’envie de me lever, de courir, de dévaler des pentes herbues.
Syndrome de décorporation. Classique. Le lot de tout citoyen qui choisit de vivre en animation suspendue et de ne se déplacer que par drone ou bioïde interposé. L’ovocoque garantit santé et longévité, à l’abri des nuisances du dehors. Mais la physiologie humaine n’est pas faite pour cette longue immobilité. Tôt ou tard, membres et sens réclament de l’exercice.
– Vous prenez assez d’anesthésiants ? D’anticinétiques ? De myosuppresseurs ?
La réponse fuse, désemparée.
– Mon neuropsy m’en prescrit à la tonne. Pas question de remettre en cause l’autorité médicale. Je dévie le débat.
– Voyons si cette médication se marie bien à votre métabolisme.
Le geai me tend sa patte gauche. Son doigt médian se termine par un renflement rose et potelé.
– Allez-y, faites votre prélèvement.
Les animaux humanisés portent tous des sites non hybridés, dont l’ADN et le protéome reflètent à l’identique ceux de leur propriétaire. Ces nodules contiennent aussi l’échantillonnage de tous les médicaments qui lui sont prescrits. J’enfonce un microtubule dans la peau glabre.
– Aïe, piaille l’oiseau. (Pour la forme. Les sites non hybridés ne sont pas innervés.)
Le rapport d’analyse défile déjà sur mon écran cornéen. Le traitement, essentiellement neurotrope, est rehaussé d’immunomodulateurs et d’antihormones.
– Joli cocktail, sifflé-je. Plutôt bien équilibré. Tout au plus pourrait-on biphaser la cinétique des somnifères, pour imiter un rythme circadien. Mais on risquerait de pseudo-réveils, générateurs d’anxiété.
– Ne touchez pas à mes calmants, se raidit la cliente. Mon psy a mis des mois à composer ce mélange.
Je fais mine de battre en retraite.
– D’accord, d’accord. Pas de changement de posologie. En revanche, je pourrais vous greffer un gène de sédentarité.
– Une thérapie génique pour gommer l’envie de me dégourdir les jambes ? Ce n’est pas un peu lourd, comme solution ?
Objection connue, atavique. La vieille peur de bricoler sa propre nature. Je me fais rassurant.
– Nos sets sont totalement réversibles. Nous les administrons à l’essai. Si vous vous sentez trop inerte, trop déconnectée, on rétablit la configuration de départ.
– Je vais réfléchir.
A court de repartie, je laisse s’écouler deux secondes de silence. Deux de trop.
– Vous êtes un clone, n’est-ce pas ?
Sous-entendu : « Vous êtes un non-né, un produit de synthèse sorti à l’état adulte d’un incubateur industriel, ignorant tout de la vraie vie. Comment vous faire confiance ? »
L’argument est d’une clonophobie primaire. Quasi imparable chez les campagnards. La vente va me filer entre les doigts.
Mais Ludo A a capté ma détresse. Soudain il est là, à mon côté, avec son regard bleu et son faciès de bon papa. Il sourit de toutes ses rides.
– Et une tisane, vous avez essayé ?
La perruche reste coite. Comme si quelque part sous nos pieds, flottant dans son oeuf de métal, la femme qui la pilote comprenait la justesse du conseil. Comme si, par la bouche de notre Aîné, Mère Nature en personne se penchait sur son cas.
– Va pour de la phyto, capitule la cliente.
En fait de tisane, nous lui délivrons un combinat d’extraits végétaux standardisés, conditionné en nanosomes à libération échelonnée. La mixture sera injectée via le tube d’alimentation de l’ovocoque.
Suffira-t-elle à apaiser la dormeuse ? Peut-être. L’important, finalement, n’est pas tant de dispenser un remède que de stimuler le désir de guérir. Nous sommes là pour écouter, pour conforter.
Sans cette dose d’humanité, notre métier n’aurait aucun avenir.
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