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La pharmacie pendant la guerre
A l’occasion du soixantième anniversaire de la Victoire des alliés, « Le Moniteur » revient sur la façon dont la pharmacie a dû faire face au cours de ce qui fut l’une des périodes les plus sombres de notre histoire.
Dès l’annonce de la percée allemande, plusieurs laboratoires transfèrent leurs activités dans ce qui sera la zone libre. C’est par exemple le cas de Delagrange qui se réfugie à Pontgibaud (Puy-de-Dôme), de Debat qui s’installe à Luxé (Charente) et de Roussel qui déplace son usine à Vertolaye (Puy-de-Dôme). Delalande ouvre une annexe à Brive-la-Gaillarde (Corrèze). Besins-Iscovesco se replie pour sa part à Loudun (Vienne) où Jacques Besins a loué des locaux avant la guerre. Robert #amp; Carrière occupe pendant quelques semaines une blanchisserie désaffectée de Bellerive-sur-Allier, non loin de Vichy.
Cette « migration » se fait parfois dans des conditions homériques. Dans ses souvenirs, André Guerbet, patron du laboratoire du même nom, raconte l’exode qui le conduit, avec ses collaborateurs, jusqu’à Saint-Palais-sur-Mer (Charente-Maritime). A l’approche d’un convoi allemand, il préfère détruire plusieurs documents relatifs à la fabrication de son produit phare, le Lipiodol.
Les laboratoires pharmaceutiques ne sont pas les seuls touchés : principal répartiteur à l’époque, l’OCP se réfugie à Bordeaux dès l’approche des troupes allemandes. Il y restera pendant plusieurs semaines.
Dans un contexte aussi défavorable, l’activité industrielle est pour le moins perturbée. L’exode ne concerne d’ailleurs pas que les personnels, il intéresse aussi les équipements et le matériel de production. Mais la désorganisation des transports pose des problèmes quasi insolubles : Guerbet doit par exemple réquisitionner des péniches pour déménager ses cuves de réacteurs chimiques !
La main-d’oeuvre fait également défaut. A cela s’ajoutent les réquisitions de personnel décrétées par l’occupant. De plus en plus de femmes viennent pallier l’absence des prisonniers de guerre. Quand il prend la direction du laboratoire Fournier, à la fin 1941, Jean Le Lous découvre des « ouvrières, pauvrement vêtues de leur manteau, portant des gants de laine et se chauffant autour des deux grands poêles ».
Le coton sur ordonnance.
La situation financière des entreprises pharmaceutiques françaises ne cesse de se dégrader durant la guerre : de 1941 à 1944, leur chiffre d’affaires baisse de 15 % en francs constants. Seule la hausse spectaculaire mais néanmoins insuffisante des prix (+ 50 %) parvient à enrayer, au moins en apparence, cette spirale du déclin. Entre 1939 et 1945, le chiffre d’affaires de Rhône-Poulenc passe par exemple de 560 à 180 millions de francs.
Les raisons de cette crise sont nombreuses : inflation, brimades de l’occupant, effondrement des exportations, etc. Mais c’est la pénurie de matières premières, due à la désorganisation des échanges internationaux mais aussi aux lourds prélèvements imposés par l’Allemagne, qui pèse le plus fortement sur l’activité. Tout finit par manquer : électricité, charbon, essence, gaz… Sont également touchées les matières premières entrant dans la composition des médicaments proprement dits. Les quinquinas n’arrivent plus des Andes, de l’Inde et de Java, et la quinine fait défaut. Lactose, amidon, camphre, ipéca, coca, baume du Pérou, séné, ergot de seigle, caféine… : la liste des produits manquants ou rationnés est longue. En 1942, le Dr Henri Bouquet dresse un constat dramatique : « Les mers ne sont plus libres ni ouvertes au commerce entre les continents. […] Pour les malades, cela veut dire le défaut de tant de médicaments qui leur sont proprement indispensables. […] L’officine est dans la détresse et le laboratoire chôme. »
Conscient des difficultés rencontrées par l’industrie pharmaceutique, Vichy tente de parer au plus pressé. La loi du 10 septembre 1940 installe l’Office central de production et de répartition des produits industriels, tandis que le décret du 9 janvier 1941 marque la naissance du Comité d’organisation des industries et du commerce de produits pharmaceutiques (COPP). Ce dernier a en charge la répartition des matières premières contingentées, par exemple le verre, le papier et le carton indispensables au conditionnement des spécialités. Présidé par Maurice Leprince, le COPP instaure dès janvier 1942 un système de redistribution du verre assez contraignant : les flacons vides sont collectés par les grossistes, et le Comité en assure la répartition au prorata des besoins de chaque entreprise. Ces comptabilités méticuleuses ne suffisent pas toujours : le fameux Sirop Cazé, rendu plus concentré pour l’occasion, voit la taille de ses flacons diminuer de manière spectaculaire. A l’Association technique pharmaceutique (ATP), on va même jusqu’à troquer les bouteilles de verre pour solutés contre des jambons !
L’indigence des approvisionnements ne laisse souvent pas d’autres choix que l’astuce et le système D. Les produits de remplacement font florès : le Mercurochrome détrône la teinture d’iode, la fécule de pomme de terre se substitue à l’amidon. Dans de nombreux cas, le kaolin remplace le bismuth. Au lieu du beurre de cacao habituel, les fabricants de suppositoires utilisent désormais un polymère de l’oxyde d’éthylène. Signe des temps, le sirop de Desessartz est officiellement remplacé en 1943 par le sirop de serpolet composé, « soit la même formule que celle du sirop de Desessartz, avec bourdaine à la place de séné, baie de sureau à la place de coquelicot et suppression de l’ipéca ».
La distribution de l’insuline est elle aussi affectée et contrôlée dès mars 1942 : les diabétiques, désormais inscrits auprès de centres agréés, disposent de bons pour s’approvisionner. Dans un autre registre, la consommation mensuelle d’iode est plafonnée à 15 grammes par personne et, à partir de janvier 1942, les quantités de coton hydrophile supérieures à 50 grammes ne sont délivrées que sur ordonnance médicale.
Les blockbusters de l’Occupation.
Pour contrer les « maladies de la disette », comme les désigne le Dr Henri Bouquet en 1942, les Français ont recours à toutes formes de fortifiants, qu’il s’agisse de sels minéraux ou de vitamines. C’est le triomphe du Stérogyl (Roussel) et du Dynoton (Debat). Le Laboratoire de l’équilibre biologique lance en 1944 l’Adégic, un concentrat d’huile de foie de poissons riche en vitamines D et A. Cette spécialité sera l’un des grands succès de l’après-guerre. Pour pallier la pénurie d’huile, Fournier lance le Mucil, un succédané à base d’algue et d’essence de moutarde : entre 5 000 et 8 000 litres sont produits chaque jour ! Autre succès de ce laboratoire, la Dulcorette : ce petit comprimé de saccharine se substitue astucieusement au sucre. Il s’en vend quotidiennement plusieurs milliers de boîtes !
La période favorise également l’essor des anti-infectieux. Découverts peu avant la guerre, les sulfamides voient leurs ventes littéralement exploser : une quinzaine de spécialités sont disponibles durant l’Occupation. Et, dès octobre 1943, Rhône-Poulenc parvient à produire ses premiers milligrammes de pénicilline. En 1942, Delagrange lance le Mitosyl, le premier « pansement biologique » français.
Alors que les stocks d’opium et de morphine sont au plus bas, la culture du pavot à oeillette est remise au goût du jour dans le nord de la France. Créée pour l’occasion, la société Francopavot imagine un astucieux procédé d’extraction, si bien qu’à la fin de la guerre, les besoins de la population sont globalement satisfaits.
A contrario, la période 1944-1945 voit le déclin irréversible de l’opothérapie en France : les organes d’animaux, qui en constituent la matière première, sont en effet inaccessibles ou hors de prix. Seule la production de l’insuline demeure une priorité nationale.
Naissance du monopole.
Paradoxalement, c’est dans ce contexte troublé que le législateur décide de réorganiser de fond en comble l’activité pharmaceutique. Le décret-loi du 11 septembre 1941 consacre le monopole, tout en reconnaissant et réglementant l’industrie pharmaceutique. Pour la première fois en effet, la spécialité est définie en tant que telle : « On entend par spécialité pharmaceutique tout médicament préparé à l’avance et dosé au poids médicinal, présenté sous un conditionnement particulier portant sa composition, le nom et l’adresse du fabricant et vendu dans plusieurs officines. » Chaque spécialité ne peut être dorénavant commercialisée que revêtue d’un « visa » préalable accordé par le secrétariat d’Etat à la Famille et à la Santé, sur proposition d’un comité technique. Cette instance d’évaluation examine la composition du médicament, son mode préparatoire et ses techniques de contrôle. Il peut émettre un avis défavorable et notifier au fabricant un certain nombre de modifications.
Cet embryon d’AMM va permettre de moraliser une industrie jusqu’alors peu contrôlée. Le nombre de spécialités, estimé avant-guerre à 30 000, va diminuer de moitié.
Le visa porte également sur les textes publicitaires : exit les allusions à l’« infaillibilité » d’un médicament et à la mythique « purification du sang » ! Les prétendues « guérisons du cancer » sont également jetées aux oubliettes… Désormais, les slogans sont sobres et dénués d’emphase.
Une circulaire, en date du 17 novembre 1942, précise les nouvelles règles imposées aux documents publicitaires grand public. Il y est en particulier précisé que « […] le nom d’un médecin, d’un ecclésiastique, d’une communauté religieuse ou de toute personne marquante ne peut être mentionné dans la dénomination et la représentation d’une spécialité que s’il est prouvé que ce médecin, cet ecclésiastique, cette communauté religieuse ou cette personnalité est bien à l’origine du produit ». La Jouvence de l’abbé Soury échappera au couperet, pas la Tisane du curé de Deuil…
Sortie de crise.
En contact quotidien avec la population, les officinaux sont souvent confrontés aux mêmes difficultés : rationnements, problèmes de trésorerie et dommages de guerre. L’officine de Georges Henry, à Saint-Nazaire, est victime d’un raid aérien le 28 février 1943. Dans l’attente de son relogement définitif – en 1956 ! -, le préfet de Loire-Inférieure autorise le malheureux à s’installer successivement à Soudan, Besné, puis La Baule. Un nomadisme officinal qui en dit long sur la faible rentabilité d’un certain nombre d’officines à l’époque !
La Libération ne mettra évidemment pas un terme immédiat aux difficultés rencontrées par la pharmacie française, et de longs mois s’écouleront avant le retour à la normale. Signe néanmoins d’un renouveau, l’ordre des pharmaciens est créé le 5 mai 1945, soit trois jours avant la fin de cette épouvantable guerre.
Les martyrs
Les pharmaciens payèrent un lourd tribut au conflit. Un livre d’or, publié en 1952, ne recense pas moins de 174 diplômés et étudiants en pharmacie morts pour la France durant la Seconde Guerre mondiale, dont 16 femmes.
Anne-Mary, dite Marinette Menut (1914-1944), fut sans doute la plus célèbre d’entre elles. Titulaire de la Pharmacie nouvelle de Riom (63) avec son mari Max Menut, elle intégra très tôt la Résistance et prit le maquis vers la fin 1943. Capturée le 22 juin 1944, elle fut torturée par la Gestapo et fusillée le 19 juillet à l’aube, laissant derrière elle une petite fille âgée de deux ans. Une stèle et une place Marinette-Menut perpétuent sa mémoire dans sa ville d’exercice.
Bernard Lauvray était quant à lui interne provisoire à l’hôpital de La Salpêtrière. Entré en résistance, chef du sous-réseau de renseignement Turma, il fut arrêté en janvier 1944 puis déporté au camp de concentration de Neuengamme où il décéda dans des circonstances mal élucidées.
René Dumas (1920-1945) et Jean Dutheil (1921-1945), deux étudiants en pharmacie de Clermont-Ferrand, raflés en novembre 1943 et également déportés. Georges Bailly, le fils du titulaire de la célèbre Pharmacie Bailly, située près de la gare Saint-Lazare, choisit de rejoindre une équipe de secouristes durant la libération de Paris. Il sera tué le 25 août 1944, près de la place de la Concorde.
Marcel Pascaud (1912-1944), pharmacien d’officine.
Diplômé de la faculté de Toulouse, il s’installa à Oradour-sur-Glane en 1938. Le 10 juin 1944, il tombait sous les balles des soldats de la division Das Reich, tandis que son épouse et son jeune fils, âgé de deux ans, étaient brûlés vifs dans l’église du village martyr.
Un semblant d’Ordre
Depuis la fin des années 1920, l’idée d’un Ordre faisait peu à peu son chemin parmi les pharmaciens. Mais au lieu de la belle unité envisagée par certains, la loi du 11 septembre 1941 instaurait une organisation professionnelle complexe et obligatoire. Les pharmaciens d’officines étaient contraints d’adhérer à des chambres départementales, tandis que deux chambres nationales regroupaient, d’une part les fabricants, d’autre part les droguistes et répartiteurs. Un Conseil supérieur de la pharmacie, jugé trop peu représentatif, chapeautait cet édifice corporatiste.
Trop rigide, sans être véritablement autonome vis-à-vis de l’Etat, cette organisation fut remise en cause dès la Libération. Le 15 septembre 1944, une ordonnance du gouvernement provisoire rétablissait les syndicats, associations et groupements professionnels dissous par la loi de 1941. Et le 5 mai 1945, une nouvelle ordonnance créait enfin l’ordre national des pharmaciens, dont la mission était « d’assurer le respect des devoirs professionnels » et « la défense de l’honneur et l’indépendance de la profession ».
Des pharmaciens ni blancs ni noirs
Des pharmaciens ont-ils collaboré ? Selon l’historien Bruno Bonnemain, « les sources sont souvent inexistantes ou contradictoires ». Parfois mis en cause, le sénateur Albert-Buisson était un ami personnel de Pierre Laval. Président de Rhône-Poulenc, ce pharmacien joua un rôle clé dans le rapprochement entre le laboratoire français et l’IG Bayer : en mars 1941, les deux entreprises fondèrent la société mixte Théraplix, et le gendre d’Albert-Buisson en devint P-DG. Dès 1942, cette mixité s’estompait et Théraplix passait totalement sous contrôle allemand. Par ailleurs, l’industrie pharmaceutique souffrit bien sûr de l’aryanisation des entreprises juives décrétée par Vichy. Bruno Bonnemain rappelle en particulier le cas de Ricqlès qui, à la suite de ces spoliations, passa sous le contrôle de la Coopération pharmaceutique française. Les exemples ne manquent évidemment pas, mais la profession ne semble pas avoir été entachée plus qu’une autre. Bruno Bonnemain rappelle l’attitude exemplaire de Charles Mérieux, qui installa à Lyon un centre clandestin de transfusion sanguine à l’usage de la Résistance.
A lire
– « L’industrie pharmaceutique pendant la Deuxième Guerre mondiale en France. Enjeux et évolution », de Bruno Bonnemain, « Revue d’histoire de la pharmacie », n° 336, pp. 629-646.
– « L’Invention pharmaceutique. La pharmacie française entre l’Etat et la société au XXe siècle », de Sophie Chauveau, éditions Les Empêcheurs de penser en rond, 1999.
– Sur le site Internet mapage.noos.fr/ liberation_de_paris2/temoignagebetourne.htm, un interne en pharmacie à l’hôpital Laennec raconte la libération de Paris.
– « Un instant d’espoir. Lucie Benoit, dame de Gérardmer », de Michèle Benoit, Editions Serpenoise. Ce livre raconte l’entrée en résistance d’un officinal.
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