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Bienvenue au bazar allemand

Publié le 14 avril 2007
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De la bière au chocolat, on trouve désormais de tout – ou presque – dans les officines allemandes. Malmenés par la dérégulation du marché, étranglés par les réformes successives et les caisses toutes-puissantes, les pharmaciens cherchent une échappatoire en diversifiant leur assortiment. Pour le meilleur et pour le pire.

Non contents de vendre leurs yaourts et autres alicaments en grande surface, les industriels de l’agroalimentaire ont trouvé dans la pharmacie allemande un nouveau filon pour échapper à la saturation de leurs marchés. Et celle-ci de se transformer lentement mais sûrement en épicerie « fine ». Ses présentoirs font l’objet de toutes les convoitises afin de se partager le juteux marché de la diététique et du bien-être, très en vogue outre-Rhin.

Dorénavant, dans une officine germanique, fait ainsi face à l’aspirine un produit dénommé Karla, la bière « bienfaisante » à base d’extraits de soja, d’acide folique et de vitamines destinée aux plus de quarante ans. Elle ne titre après tout qu’à moins de un degré ! Un produit concurrent, version bio, fabriqué par la brasserie bavaroise Lammsbräu, va bientôt la rejoindre sur les étagères officinales. Et ce n’est pas fini. Dès septembre, le chocolatier Sarotti (groupe Barry Caillebaut), qui vient de découvrir les bienfaits des antioxydants, va commercialiser Purpur IQ (comme Quotient Intellectuel), un chocolat anti-âge présent exclusivement en pharmacie et qui « empêche de perdre la mémoire ».

Danone et Unilever ne sont pas en reste. Des rumeurs – que les deux groupes refusent de confirmer – courent sur leur volonté de commercialiser les yaourts Actimel (pour Danone) et la margarine Becel (pour Unilever) en officine. Il est vrai qu’un article référencé en officine jouit de facto « de l’image d’expert de santé du pharmacien qui, au contraire des supermarchés, assure une fonction de conseil », note Petra Huffer, porte-parole de la brasserie sarroise Karlsberg qui commercialise depuis deux ans la bière Karla en officine. « Et son succès a dépassé toutes nos espérances », se félicite Richard Weber, patron de Karlsberg.

La tentation du drugstore pour sauver la marge

C’est surtout à la loi du 14 novembre 2003 que les pharmacies doivent cette mutation. Jusque-là, le référencement était strictement limité aux médicaments, à la phytothérapie, aux soins du corps et aux articles d’hygiène. La loi est désormais plus large dans son acception du concept de santé de l’homme et de l’animal. Elle renonce d’ailleurs à tout inventaire des articles pouvant être vendus en pharmacie. A tel point qu’implicitement, par cette libéralisation, le législateur ouvre la porte aux pharmacies-drugstores à l’américaine. Et ce n’est pas un hasard si les pharmaciens sautent aujourd’hui sur cette opportunité.

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La dérégulation du marché allemand, qui permet la propriété multiple (jusqu’à trois officines) et la vente par correspondance, a multiplié les créneaux de distribution et intensifié la concurrence. En butte aux récentes réformes de l’assurance maladie introduisant notamment un taux de marge fixe, les officinaux voient leur bénéfice sur le médicament remboursé rétrécir, d’autant qu’ils doivent consentir un rabais de 2 % aux caisses. Désormais ligués, les caisses et le législateur referment leur étau. « Nous sommes dans une démarche économique et, face à la chute de nos marges, il faut bien que nous trouvions une solution », concède la cotitulaire de la Einhorn Apotheke à Spire, dans le Palatinat. Elle n’a pas encore été démarchée par l’industrie agroalimentaire. Mais elle sous-entend qu’elle succomberait à la tentation.

Cependant, le marché de la pharmacie est une terra incognita pour les groupes industriels confrontés à des problèmes de distribution et de logistique spécifiques. « Les quantités sont moins importantes. Les répartiteurs ont une connaissance du marché que nous n’avons pas », reconnaît Berthold Winkler, responsable marketing et ventes à la brasserie Lammsbräu. De son côté, pour distribuer sa bière Karla, Karlsberg s’est attaché les services d’Amapharm, un distributeur spécialisé dans les confiseries gélifiantes en pharmacies et un groupement de pharmacies sarroises, 1A-Gesund.

Le dernier verrou à faire sauter pour accéder au marché de la répartition est de se faire enregistrer auprès de l’IFA (Informationsstelle für Arzneispezialitäten). Les critères retenus par cet organisme indépendant reposent sur le caractère sanitaire des produits et les effets avérés sur la santé. Répartiteurs, industriels et pharmaciens ont un intérêt commun au positionnement de ces produits alimentaires dans les officines. La marge y est de deux à trois fois supérieure aux produits équivalents en supermarché. Le brasseur Karlsberg refuse de livrer les résultats chiffrés de son expérience. Mais il assure que le nombre d’officines distribuant la bière Karla devrait passer sous peu de 300 à 800. En pharmacie, les clients regardent moins à la dépense ou sont prêts à mettre le prix en échange d’une garantie d’efficacité et de qualité.

« On peut craindre à terme une perte d’image de la profession »

Si le pharmacien reste autonome dans le choix de son assortiment et maître de sa stratégie marketing, l’option agroalimentaire n’est pas sans comporter de risque. « La motivation de l’industrie et celle du pharmacien sont à l’origine semblables. Il s’agit de gagner de l’argent et de dégager un profil nouveau. Mais les conséquences ne sont pas les mêmes. Alors que l’industrie n’encourt aucun risque, le titulaire doit rester très vigilant et s’interroger de savoir si tel produit correspond à l’image qu’il veut donner de lui-même », met en garde Markus Preißner, directeur du département de recherches sur la distribution pharmaceutique à l’IfH, consultant en analyse de marchés. Et de poursuivre ses conseils à la prudence : « Le pharmacien doit rester sélectif, penser à sa marge, certes, mais surtout choisir les produits qui vont renforcer son coeur de compétence. »

C’est également l’un des soucis de Ursula Sellerberg, directrice de la communication de l’ABDA, la fédération des pharmaciens allemands. « On peut craindre à terme une perte d’image de la profession si chacun se met à vendre n’importe quoi. Aujourd’hui, c’est de l’alimentation et des voyages, et demain, ce sera quoi ? », s’interroge-t-elle. La question est pertinente…

Un marché qui vaut bien une union Coca-Cola-L’Oréal

Il n’y a pas qu’en Allemagne ! Danone a lancé début février, au rayon frais des grandes surfaces, Essensis, une nouvelle gamme de produits laitiers frais « destinés à nourrir la peau de l’intérieur ». Arguant que « le lancement de cette nouveauté pourrait susciter quelques interrogations de la part des patients », la marque en a profité pour faire de l’oeil aux pharmaciens français, avec une brochure de synthèse « mettant en évidence l’intérêt du produit laitier pour la peau, au travers de résultats d’études cliniques ». Danone propose également aux officinaux des brochures d’information à destination des patients.

Quant à Coca-Cola et L’Oréal, ils collaborent pour lancer en 2008 Lumaé, une boisson à base de thé censée embellir la peau.