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Repérer les femmes-cachets

Publié le 1 septembre 2007
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Le docteur William Lowenstein est spécialiste des addictions. Dans son dernier ouvrage, « Femmes et dépendances. Une maladie du siècle », il s’est intéressé à la dépendance au féminin et notamment à ce qu’il appelle les « femmes-cachets ».

Quelle est cette mystérieuse maladie des émotions que vous évoquez dans votre livre ?

Les connaissances récentes dans le domaine des neurosciences ont souligné l’importance du « cerveau des émotions », véritable circuit de la récompense, dans la genèse des addictions. Elles confirment que la dépendance est une authentique maladie des fonctions cérébrales, touchant notamment le nucleus accumbens. En réalité, tout ce qui augmente brutalement le taux de dopamine dans cette région cérébrale est addictogène, et vice versa. Cela concerne aussi bien des dépendances bien connues, tels les abus d’alcool, de drogues, que des addictions plus comportementales comme la cyberdépendance, le jeu pathologique ou encore le surentraînement sportif.

Existe-t-il un traitement spécifique ?

Tout le monde s’accorde pour dire qu’il faut des médicaments efficaces pour soigner une dépression ou une schizophrénie, quand ils s’imposent en plus d’une prise en charge psychologique et sociale. En revanche, traiter les addictions avec la même recherche d’efficacité pharmacologique a longtemps été honteux dans notre pays, y compris chez les professionnels de santé, alors que dans le même temps les mêmes prescrivaient et délivraient des conteneurs de psychotropes… Le temps où les professionnels de santé qui s’impliquaient dans la prise en charge des toxicomanes se faisaient traiter de « dealers en blouse blanche » n’est pas si loin. Pourtant, la méthadone ou la buprénorphine sont des traitements à part entière.

Pourquoi les femmes sont-elles plus exposées aux dépendances ?

Les raisons sont à la fois sociales, culturelles et neurobiologiques. Sur le plan social, les femmes modernes vivent deux ou trois vies à la fois. Elles doivent être efficaces dans leur travail, s’occuper de leurs enfants mais aussi de leur mari, de leur maison… Quand on sait que le stress est le principal facteur favorisant les addictions, cela explique beaucoup de choses… Lors de mes consultations, je constate aussi chez les femmes dépendantes des traumatismes passés (abus, violences…). Ce type de cicatrices est à l’origine d’une recherche d’apaisement et donc de rencontres avec des produits addictifs. Sur le plan neurobiologique, les femmes sont dans une permanente discontinuité et doivent faire face à plus d’épreuves que les hommes : puberté, grossesse, post-partum, ménopause. Même les différentes phases du cycle menstruel ont leur importance. Ainsi, des études récentes montrent que les besoins de récompense sont plus importants au début qu’à la fin du cycle.

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Sur le plan culturel, les femmes sont-elles également désavantagées ?

Culturellement, une femme qui boit, contrairement à un homme, doit le faire le plus souvent en cachette. Elle vit dans le secret et la honte. Cela retarde d’autant le dépistage, le diagnostic et le traitement… Or plus le traitement est précoce, plus l’issue est favorable.

Parmi les différentes addictions observées chez la femme, quelle est la place prise par les médicaments ?

C’est la cause de dépendance numéro un chez la femme et elle ne cesse de s’accroître. C’est aussi la plus banalisée. Deux types de médicaments sont concernés : les benzodiazépines et les antidépresseurs. Les premiers peuvent être à l’origine de vraies dépendances, à type boulimique, alors que les seconds sont plus dans le registre de la pharmacodépendance. Quand on interroge les patientes, près de deux sur trois vous disent qu’elles prennent des benzodiazépines depuis des lustres… Le problème, c’est que pour elles, mais aussi pour les généralistes et les pharmaciens, ce n’est pas grave d’être sous psychotropes longtemps. Notre société de consommation n’est pas seulement alimentaire, elle est aussi pharmaceutique… Il n’y a qu’à lire les romans d’aujourd’hui ou regarder les films pour s’en rendre compte, les héros prennent souvent du Prozac, du Lexomil…

Pourtant la durée de prescription des hypnotiques et des psychotropes est normalement limitée ! Faut-il être plus ferme ?

Avant de préconiser quoi que ce soit, il faut analyser avec les patients et les professionnels de santé pourquoi cela ne fonctionne pas. On ne peut pas être d’emblée coercitif… Quand je vois qu’on arrive à faire passer des messages de prévention sur le vin, je suis persuadé qu’on peut changer l’image et l’attractivité de ces molécules… Oui, on peut améliorer la situation mais à condition de bien analyser les résistances et les intérêts en jeu…

Et que pensez-vous des pharmaciens qui « dépannent » ?

J’y suis totalement opposé parce que c’est clairement le meilleur moyen de maintenir ces patientes dans une automédication aux médicaments, dans une conduite addictive.

Quel peut être le rôle des pharmaciens dans la prise en charge de ces « femmes-cachets », comme vous les appelez ?

Leur rôle doit être de repérer les patientes dépendantes, mais sans être complice – en ne sous-estimant pas le risque de dépendance aux benzodiazépines notamment – tout en restant en alliance. C’est-à-dire de pouvoir parler avec la patiente, au-delà du désaccord initial lié au refus de dépanner, sur les problèmes liés au traitement : difficultés pour dormir, effets indésirables… Et lui proposer, le cas échéant, une aide dans le cadre d’un réseau de soins.

Le font-ils ?

Certains oui. Depuis quelques années, il y a eu de vrais changements de comportements au sein de cette profession, avec un repositionnement en acteur de santé publique et non plus seulement comme simple « livreur » de médicaments. C’est d’autant plus important que les femmes poussent beaucoup la porte des pharmacies. Une officine est un lieu important de dépistage et de mise en route d’un système de diagnostic et de soins… Nous, à la clinique Montevideo, nous travaillons beaucoup avec les pharmaciens. Je n’imagine d’ailleurs pas pouvoir exercer mon métier sans ce compagnonnage efficace.

Vous décrivez les pharmacies comme des lieux de tentation avec leurs promesses de mieux-être, leurs promos alléchantes… Vous ne grossissez pas un peu le trait ?

Pour l’instant, la plupart des pharmacies que je connais sont éclairées comme des magasins de Noël ! Est-ce compatible avec l’écoute, la confidentialité, des échanges sur des sujets intimes ? Doivent-elles ressembler à des supermarchés de la beauté et de l’apparente bonne santé ou, au contraire, se transformer en lieux de consultation, ce qui suppose une organisation différente.

Vous n’êtes pas non plus très tendre avec l’industrie pharmaceutique…

Aux Etats-Unis, ce sont les mêmes stratégies marketing qui sont utilisées, que ce soit pour promouvoir des cigarettes ou des médicaments. Il n’y a qu’à voir l’exemple du Viagra au féminin…

Vous évoquez dans votre ouvrage le cas d’une pharmacienne de 35 ans boulimique. Est-ce que les professionnels de santé, pour qui il est facile de se procurer des médicaments, sont plus en danger ?

Les Américains ont compris quelque chose que nous n’avons pas encore compris. A Atlanta, il existe un centre spécialisé dans les addictions professionnelles. Il prend en charge des avocats, des journalistes, des professionnels de santé…, en tenant compte de leurs spécificités. Ce qui fait le quotidien d’un professionnel de santé, à savoir l’écoute, l’empathie, en fait aussi sa vulnérabilité. Cela vient se surajouter au stress permanent lié à des métiers à haute responsabilité au quotidien. La plupart des usages de produits vont débuter à des fins dopantes. Beaucoup commencent à en prendre pour supporter toutes ces pressions, et puis cela se transforme bien souvent en pratique addictive. Un certain nombre de collègues, médecins mais aussi pharmaciens, sont passés par la clinique Montevideo. Tous ont comme point commun un extraordinaire retard de diagnostic car ils ont dû se cacher… Un médecin ou un pharmacien qui boit ou qui est sous benzo, c’est tabou ! La patientèle se détournerait immédiatement.

Faut-il continuer la prise en charge en ville des toxicomanes au vu des trafics de Subutex de plus en plus nombreux ?

C’est dommage de ne parler que de cela, et si mal en plus ! Les médicaments de substitution aux opiacés ont permis 80 % d’overdoses en moins, une baisse très importante du sida chez les toxicomanes, un effondrement de la petite et moyenne délinquance et une baisse de la consommation d’héroïne, jamais observée auparavant. Le bilan est donc extrêmement positif. En réalité, ce dont vous parlez n’est pas un problème médical mais bel et bien un réel problème de trafic international, avec les pays de l’Est notamment, dans lequel se sont inscrits des médecins et des pharmaciens malhonnêtes. Toutes les professions ont leurs brebis galeuses. Quant aux usagers de drogue, ils sont rarement associés à de tels trafics. Ce sont plutôt des fourmis, des passeurs qui trafiquent le Subutex comme d’autres trafiquent le Cytotec, la dapsone, la Ritaline ou encore les antirétroviraux. Nous sommes face à un problème de sécurité publique. Nous demandons donc à la police et aux douanes d’intervenir, mais pas au prix de la santé publique, même si des mésusages ont été identifiés, notamment avec les injections de Subutex… Il me semble qu’il est plus que temps de créer un véritable tableau de bord avec des chiffres éclairants sur ce mésusage, mais aussi sur ce qui se passe réellement en matière de produits remboursés. Nous savons qu’en France il y aurait 150 personnes qui se seraient fait prescrire plus de 150 mg par jour de buprénorphine, soit 8 kg par an ! Cela ne représente pas un énorme travail de les identifier et de faire cesser ces dérives car la plupart des patients correctement traités et suivis sont à 4 mg par jour…

Mais que proposez-vous pour limiter le mésusage de Subutex ?

Une des possibilités est de passer sous méthadone les patients qui s’injectent de la buprénorphine. Une autre est d’arrêter de demander aux médicaments de la substitution de donner ce qu’ils ne peuvent pas donner, notamment vis-à-vis du circuit de la récompense. Au bout d’un moment, augmenter les doses ne sert à rien. Rappelons que les traitements de substitution sont efficaces dans la moitié des cas. Il faut donc réfléchir à de nouveaux traitements et notamment sur des médicaments que l’on pourrait associer aux traitements de substitution existants. Ici, à la clinique Montevideo, nous travaillons sur de telles bithérapies.

Votre avis sur la Suboxone ?

Contrairement à ce qui avait été annoncé, ce produit est injectable et ne fait pas mieux (en cas de mésusage) que la méthadone, pour un prix beaucoup plus élevé.

Et sur les génériques du Subutex ?

Le groupe de travail TSO [NdlR : traitement de substitution aux opiacés] que je dirige à la commission nationale Addictions va étudier précisément les raisons pour lesquelles les ventes de génériques de la buprénorphine sont restées aussi faibles (de l’ordre de 10 %) par rapport au Subutex, de 15 à 30 % plus onéreux.

Etes-vous pour ou contre l’obligation de se faire délivrer son traitement de substitution chez le même pharmacien ?

Je suis évidemment favorable à la désignation d’un pharmacien référent, car on a tout à gagner à ce que le système soit plus rigoureux. Attention toutefois à ne pas de tomber dans le dogme et la rigidité ! Les professionnels de santé qui sont en contact avec de tels malades doivent parfois se montrer souples. Je le répète souvent : il faut être en alliance avec son patient mais pas en complicité.

Que préconisez-vous d’autre pour améliorer la prise en charge à l’officine ?

Le groupe TSO de la Commission nationale Addictions devrait remettre une note de recommandations à la DGS et aux Ministères concernés à la fin du premier trimestre 2008.

Ces femmes mal dans leur siècle

Dans l’ouvrage Femmes et dépendances. Une maladie du siècle, coécrit avec la journaliste Dominique Rouch, William Lowenstein évoque bien évidemment les dépendances typiquement féminines (anorexie, boulimie…), celles au tabac, à l’alcool et aux médicaments, mais aussi celles dites affectives et amoureuses, celles au travail (« working girls ») ou au sport à outrance. Il parle également de ces comportements à la frontière des addictions (goût prononcé pour la chirurgie esthétique, l’astrologie, le sucre…). En guise de conclusion, les auteurs regrettent le « retard culturel et social dans la prise en charge des addictions, l’attitude trop conventionnelle du corps médical […], la rigidité de notre système de santé », qui ont « laissé le champ libre » à ces maladies qui ont « pris de plus en plus de place dans l’univers féminin. […] Et dans ce domaine, elles souffrent aussi d’inégalités ».

repères

24 % des femmes adultes, contre 14 % des hommes, consomment au moins une fois dans l’année des antidépresseurs ou des tranquillisants. 4 % des hommes prennent chaque soir des somnifères contre 9 % des femmes.

8 à 10 % des Françaises ont recours à des antidépresseurs inhibiteurs spécifiques de la recapture de la sérotonine, alors que la dépression ne concerne réellement que 2 à 4 % d’entre elles.

Les femmes dépendantes aux substances psychoactives illicites représentent environ un quart de la population suivie en France dans les centres de soins spécialisés et 15 à 20 % des patients suivis en ville pour un traitement à la buprénorphine.

repères

L’anorexie ne concerne qu’un homme pour 10 à 15 femmes et touche 2 % d’entre elles.

En France, 7 à 9 femmes pour 1 homme souffrent de boulimie ; 2 % de la population féminine générale et 4 à 8 % de la population féminine étudiante sont confrontées à cette addiction alimentaire. Dans 70 % des cas, les boulimiques conservent un poids normal. 3 adolescentes sur 10 seraient susceptibles de présenter des phases transitoires de boulimie.

La clinique des dépendances

Cocaïne, héroïne, ecstasy, cannabis, amphétamines, alcool, médicaments, tabac, troubles alimentaires, cyberdépendance, pratique intensive du sport…, les addictions, licites ou illicites, liées à la prise de substances psychoactives ou non, sont multiples. La clinique Montevideo a été créée en 2003 pour « ouvrir une autre voie dans le traitement de l’addiction sous toutes ses formes ». Il s’agit du premier établissement privé ayant obtenu la création de 45 lits d’addictologie. Dirigée par le Dr William Lowenstein, elle se situe à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine).