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Valproate ou Les défaillances d’un système
Des effets indésirables graves et connus de longue date, des femmes enceintes exposées pendant des dizaines d’années, une action en justice, un laboratoire et des prescripteurs pointés du doigt, des autorités sanitaires accusées d’inertie… De Mediator à Dépakine, l’histoire est-elle en train de se répéter ?
Ce n’est pas un scandale sanitaire. Il n’y a pas eu de prescriptions hors AMM ni de faille dans le dispositif de pharmacovigilance », affirme-t-on à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Les effets indésirables, dose-dépendants, de l’exposition au valproate de sodium pendant la grossesse sont en effet documentés de longue date. La base française de pharmacovigilance recense, à ce jour, 368 cas de malformations et 126 cas de troubles mentaux notifiés. Le rapport bénéfice/risque de ce traitement pendant la grossesse a été réévalué par l’Agence européenne du médicament entre octobre 2013 et octobre 2014. En décembre dernier, les prescripteurs français sont informés par l’ANSM de sa décision suite à cette réévaluation : sauf échec ou intolérance aux autres traitements, le valproate de sodium ne doit pas être prescrit aux femmes en âge de procréer, compte tenu de ses effets fœtotoxiques. En conséquence de la transposition en France de cette décision européenne, l’ANSM annonce le 28 mai la restriction des conditions de prescription, assortie, chez les femmes pour qui le valproate demeure indispensable, d’une obligation de prescription initiale annuelle par un spécialiste (neurologue, psychiatre ou pédiatre) et de la signature d’un accord de soins entre médecin et patiente attestant de sa bonne information sur les risques encourus. Le valproate de sodium expose en effet à un risque de malformations congénitales dans environ 10 % des cas, soit une fréquence 4 à 5 fois supérieure à celle observée dans la population générale. Et jusqu’à 30 à 40 % de ces enfants présentent de graves troubles neurodéveloppementaux (retards dans l’acquisition de la marche et/ou de la parole, difficultés d’élocution, etc.), avec un risque d’autisme multiplié par 5.
Pas question toutefois pour l’agence de retirer du marché ce médicament indispensable à la prise en charge de certains patients épileptiques, y compris lorsqu’il s’agit de femmes enceintes. Combien ? C’est toute la question. « Le valproate comme seule alternative possible, ce n’est pas rare parmi les personnes qui souffrent d’épilepsies généralisées idiopathiques. L’ANSM pointe 80 000 femmes en âge de procréer sous valproate en 2014. Il est illusoire de croire que ce chiffre pourra être réduit à 0. Mais divisé par 3 ou 4, je l’espère », confie Arnaud Biraben, neurologue au CHU de Rennes et président de la Ligue française contre l’épilepsie.
La base de données EFEMERIS (Evaluation chez la femme enceinte des médicaments et de leurs risques) suit depuis 2004 toutes les femmes enceintes de Haute-Garonne et fournit une première estimation chiffrée. « Selon nos données analysées les plus récentes, en 2013 il y a eu en Haute-Garonne 1 femme sur 1 000 exposée à un moment de sa grossesse à une prescription d’acide valproïque, quelle que soit l’indication, contre 2 pour 1 000 entre 2004 et 2006, estime Christine Damase-Michel, responsable de l’unité Médicaments, grossesse et allaitement au sein du centre régional de pharmacovigilance de Midi-Pyrénées. Selon elle, il faut chercher à savoir si cette proportion correspond à des épileptiques qui ne peuvent pas se passer de valproate même pendant leur grossesse.
Plusieurs familles ont déposé des plaintes contre X
Les premiers effets fœtotoxiques du valproate sont apparus dans la littérature scientifique en 1982. Comment en sommes-nous arrivés à cette situation ? Inertie coupable des autorités sanitaires ou défaut d’informations de la part du laboratoire et des prescripteurs ? C’est ce que veulent savoir les familles qui viennent de déposer plainte contre X auprès du tribunal de grande instance de Paris. « Ce médicament est efficace mais très tératogène. Tout le monde le sait depuis trente ans, cela figure dans la littérature médicale et dans les bases de données de pharmacovigilance. Alors pourquoi mes clientes en ont pris pendant leur grossesse, sans rien savoir du risque et jusqu’à des dates extrêmement récentes ? Il y a même encore des enfants qui sont nés avec des malformations début 2015 ! », affirme l’avocat des familles Charles Joseph-Oudin (lire l’entretien p. 31).
En face, le laboratoire Sanofi se défend d’avoir manqué à ses obligations d’information vis-à-vis des prescripteurs comme des patientes. « Dès les années 1980, les patientes étaient informées du fait qu’elles devaient consulter leur médecin en cas de grossesse ou de désir de grossesse, assure Pascal Michon, directeur médical de Sanofi France. Au début des années 2000, des études de cohorte mises en place avec le soutien de Sanofi ont confirmé les connaissances sur les effets malformatifs du valproate et sur les retards de développement neurologique. Elles ont permis, chaque fois que c’était nécessaire, de mettre le résumé des caractéristiques du produit et la notice en phase avec les nouvelles connaissances scientifiques, sous le contrôle des autorités de santé. » Pour la pharmacologue Christine Damase-Michel, le syndrome malformatif du valproate a été progressivement précisé entre 1982 et le milieu des années 1990 et le risque d’anomalies du développement neurocomportemental confirmé au début des années 2000 grâce au suivi de cohortes de femmes exposées et de leurs enfants. « Depuis, à la faculté, le valproate fait partie des incontournables sur la prise de médicaments pendant la grossesse, que l’on s’adresse aux étudiants en médecine, en pharmacie, aux sages-femmes ou aux médecins généralistes en formation continue. » Ainsi, en 2006, une étude menée dans le cadre d’une thèse de pharmacie réalisée à l’université de Toulouse montre que 67 % des médecins généralistes interrogés et 34 % des pharmaciens d’officine associent spontanément le valproate à un effet tératogène.
Les généralistes moins bien informés que les spécialistes ?
Comment expliquer alors, si les risques sont connus et étayés depuis le début des années 2000, qu’il ait fallu attendre plus de dix ans pour réévaluer le bénéfice/risque de la molécule ? Et surtout comment se fait-il que des femmes enceintes aient continué à recevoir du valproate sans être informées par leurs médecins des risques encourus ? Du côté des associations, on indique avoir fait circuler l’information. « Nos documents mentionnent précisément les risques liés au valproate pendant la grossesse depuis plusieurs années. Mais le message de chaque médecin à sa patiente n’a peut-être pas été très explicite, juge Laïla Ahddar, présidente de l’association de patients Epilepsie-France. Moi-même, quand on m’a prescrit Dépakine comme tout premier médicament au moment où le diagnostic a été posé, en 1994, on m’a dit que si je voulais tomber enceinte, il fallait en parler. Mais on ne m’a pas avertie explicitement des effets indésirables. Cette attitude a dû perdurer malgré des risques de mieux en mieux connus. »
Le neurologue Arnaud Biraben avance une autre explication : « Quand on a commencé à avoir des certitudes sur l’imputabilité des malformations au médicament, il y a 10 à 12 ans, c’est exactement le moment où les génériques du valproate sont arrivés. Le laboratoire Sanofi n’a plus envoyé aucun visiteur médical parler de Dépakine aux médecins. Pour avoir des informations actualisées sur le risque malformatif, restaient les congrès de neurologie, les publications, mais elles n’ont pas forcément été lues par les psychiatres et les généralistes, et les messages des agences, mais les médecins en reçoivent tellement… »
Des médecins généralistes moins bien informés que les spécialistes ? L’argument a le don d’agacer François Lacoin, vice-président du Collège de la médecine générale, d’autant que les agences sanitaires semblent le reprendre à leur compte puisqu’elles restreignent dans toute l’Union européenne la prescription de valproate aux seuls spécialistes. « C’est tellement facile ! Il faut un bouc émissaire. Après l’isotrétinoïne et les pilules de troisième génération, c’est maintenant le valproate. Et comme toujours, c’est la faute des généralistes ! Même si ce sont eux qui assurent les renouvellements de prescription, l’initiation du traitement d’une patiente épileptique est effectuée par un neurologue dans l’immense majorité des cas. Alors pourquoi reprocher le défaut d’information aux seuls généralistes ? »
Même l’avocat des victimes est dubitatif : « Parmi les familles qui m’ont contacté, le prescripteur est très rarement un généraliste. J’ai même des exemples à des dates très récentes de femmes qui ont fait des fécondations in vitro, donc des grossesses particulièrement encadrées. Sans les alerter, les neurologues et les obstétriciens ont poursuivi la prescription de Dépakine voire augmenté les doses », affirme Charles Joseph-Oudin.
Une défaillance dans le suivi des épileptiques
« Le vrai scandale que démontrent ces plaintes, ce sont la carence de suivi des épileptiques et les lacunes dans leur prise en charge. On parle d’une maladie qui touche plus d’1 Français sur 100 et tous n’ont pas accès à un spécialiste de cette maladie. Cela ne veut pas dire un neurologue, cela veut dire un neurologue spécialiste de l’épilepsie », pointe Laïla Ahddar, également administratrice au sein du Collectif interassociatif sur la santé (CISS). Or ces épileptologues sont une denrée rare du système de santé français. Arnaud Biraben est le premier à en convenir. « Il y a un spécialiste de la sclérose latérale amyotrophique dans chaque centre hospitalo-universitaire mais pas de service spécialisé en épileptologie. Actuellement, lorsqu’un neurologue voit un épileptique et qu’il veut lui faire un électroencéphalogramme, qui est notre examen clé, cela lui rapporte 50 centimes. Alors que si vous faites un électromyogramme à un patient souffrant d’une sclérose latérale amyotrophique, vous gagnez 70 euros. Vous avez là une part de l’explication du désintérêt des neurologues pour l’épileptologie », reconnaît le président de la Ligue française contre l’épilepsie. Les nouvelles conditions de prescription du valproate vont donc sérieusement encombrer les salles d’attente des neurologues. « L’ANSM voudrait que l’on ait vu toutes les patientes actuellement sous valproate d’ici la fin de l’année 2015, c’est une folie ! Actuellement, mon carnet de rendez-vous est déjà saturé jusqu’en avril 2016 », poursuit le neurologue. « Y a-t-il une logique de santé publique à construire le parcours de soins des patientes épileptiques en excluant leur médecin traitant ? C’est leur neurologue débordé qui va s’occuper en plus de leur contraception ? », interroge, ironique, le Dr François Lacoin.
Le directeur général de l’ANSM, Dominique Martin, a indiqué fin mai à la presse qu’il suit de manière attentive la mise en place de ces nouvelles mesures d’encadrement des prescriptions et leurs effets en termes de diminution des risques. « Si ces mesures sont insuffisantes, nous réinterviendrons », a-t-il d’ores et déjà annoncé. L’affaire Dépakine, qui a déjà pris une tournure internationale, ne fait que commencer.
Ne jamais arrêter de soi-même un traitement
La médiatisation de l’« affaire Dépakine » et l’annonce des modifications de prescription et de dispensation du valproate suscitent l’inquiétude. « J’ai des appels de patientes qui ont arrêté le valproate depuis dix ans mais qui sont affolées pour leur grossesse en cours ou à venir, rapporte le neurologue arnaud Biraben. J’ai aussi des patients hommes qui ne veulent plus en prendre, par précaution. C’est difficile à gérer. » De brusques arrêts de traitement augmentent le risque de survenue de la complication la plus dramatique de l’épilepsie : la Sudep, l’acronyme anglais de « mort subite et inexpliquée en épilepsie ». « Je commence à voir des femmes qui ont arrêté leur traitement du jour au lendemain. J’ai très peur qu’on assiste à une augmentation des morts subites dans les semaines qui viennent, s’inquiète le Dr Biraben. Il est important que les pharmaciens fassent passer ce message : on n’arrête pas son médicament seule, il faut absolument qu’une baisse progressive soit encadrée médicalement. »
La découverte d’une grossesse non prévue ne doit pas mener à interrompre son traitement du jour au lendemain. D’autant que sur le plan pharmacologique, l’exposition a déjà commencé. Le risque d’anomalie le plus fréquent avec le valproate est en effet l’anomalie de fermeture du tube neural, fermeture qui survient au cours de la troisième semaine de grossesse. Or, pour la plupart des femmes, cela correspond à la semaine du retard de règles, celle où elles se rendent compte qu’elles sont peut-être enceintes.
« Si la femme décide d’interrompre du jour au lendemain son traitement après un test de grossesse positif, comme il faut sept demi-vies pour éliminer le médicament de l’organisme, elle aura de toute façon été exposée au valproate pendant la fermeture du tube neural de son bébé », explique la pharmacologue christine Damase.
Il faut donc l’orienter le plus vite possible vers son neurologue et insister sur le fait qu’elle ne doit surtout pas arrêter seule. le meilleur message à faire passer aux jeunes femmes reste l’anticipation. « “Si vous envisagez un bébé, parlez-en à votre médecin avant, pour avoir le temps de changer de médicament et de rééquilibrer votre maladie avant d’être enceinte.” C’est ce message que les pharmaciens doivent faire passer lorsqu’ils délivrent du valproate à des jeunes femmes », insiste la spécialiste.
Un message d’autant plus important que les effets fœtotoxiques du valproate interviennent en tout début de grossesse. ce qui, contrairement aux antihypertenseurs par exemple, ne laisse même pas le temps d’adapter le traitement lorsque la femme se découvre enceinte.
Combien de victimes ?
En France, au moins 30 000 enfants seraient nés handicapés par exposition in utero au valproate, estime l’apesac (association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant). Mais aucun chiffre n’est avancé de manière officielle. Des enquêtes devraient le permettre. avocat de l’apesac, charles Joseph-Oudin vient d’écrire en ce sens à Nicolas Revel, directeur général de l’assurance maladie, et Marisol Touraine, ministre de la Santé. l’ANSM et l’assurance maladie indiquent qu’elles se penchent actuellement sur la faisabilité d’une étude pharmacoépidémiologique afin d’estimer l’exposition in utero au valproate.
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