Métier Réservé aux abonnés

LOVE STORY DANS LE BACK-OFFICE

Publié le 28 juin 2017
Par Magali Clausener et Vincent Béclin
Mettre en favori

Cupidon décoche également ses flèches au sein des équipes officinales. Craquer pour un collègue ou son patron, cela arrive, le grand amour aussi. Mais concilier relation amoureuse et travail mérite quelques précautions, tout comme la gestion d’une rupture. Confidences d’amoureux ou ex-amoureux.

« Sur la centaine de personnes que compte notre officine, il y a actuellement six ou sept couples qui se sont formés, hétéros, gays, légitimes ou illégitimes. Sans compter les couples qui doivent garder leur relation secrète ! Je travaille dans ce milieu depuis longtemps et j’ai vu de nombreux préparateurs et pharmaciens tomber amoureux d’un ou d’une collègue », relate François*, préparateur dans une grande pharmacie parisienne. Un constat qui n’est pas étonnant. L’amour au travail est bel et bien une réalité. Un sondage OpinionWay, réalisé en 2015 pour Le Parisien Économie et RTL, révélait qu’un Français sur quatre est déjà tombé amoureux au sein de son entreprise. Une autre enquête de 2015, pour le site Monster, montrait que 44 % des salariés ne sont pas opposés à l’idée d’avoir une idylle avec un collègue, mais 18 % la garderaient secrète. Une étude plus ancienne, réalisée en 2007 aussi pour Monster, indiquait qu’en Europe 30 % des couples se forment sur leur lieu de travail. Il faut dire que l’on y passe, dans la majorité des cas, bien plus de temps qu’ailleurs. De quoi favoriser la naissance de relations amicales et amoureuses. Pour autant, l’amour peut-il rimer avec boulot ?

Le cœur a ses raisons…

Pour Loïck Roche, directeur général de Grenoble École de management (GEM) et auteur de Cupidon au travail (Éditions d’Organisation, 2006), « l’entreprise ne peut pas se payer le luxe d’histoires d’amour, mais, dans le même temps, on ne peut pas interdire le fait qu’il y ait des relations entre les salariés ». Et de recommander : « Il vaut mieux éviter ! » Mais le cœur a ses raisons que la raison ignore, pour reprendre la célèbre phrase de Pascal, qui ne parlait d’ailleurs pas de sentiments mais de religion !

Votre cœur peut donc s’emballer pour un ou une collègue, un pharmacien adjoint ou titulaire, un ou une apprenti (e)… sans que vous puissiez l’empêcher. Mais si vous succombez à la tentation, vous devez savoir que vous prenez des risques.

Être discret avant tout

Premier conseil : soyez prudent et discret. Votre collègue a enfin accepté de dîner avec vous, vous avez échangé un baiser avec le pharmacien adjoint ou la pharmacienne ? Pas question de le crier sur tous les toits, même si, très souvent, les collègues « sentent » qu’il y a anguille sous roche. Certains parviennent à jouer les parfaits inconnus. « Un pharmacien sort avec une préparatrice, mais il faut vraiment le savoir car, au travail, rien ne transparaît, même pas de gestes complices », note François. D’autres ont bien du mal à cacher leur proximité. Cela peut même devenir un jeu au sein de l’officine. « On se laissait des messages sur le logiciel de la pharmacie ou dans la poche de la blouse, c’était très joyeux », raconte Karine, une préparatrice en région parisienne, tombée sous le charme d’un pharmacien. « Il travaillait souvent l’après-midi. On se croisait à la pause, un petit bisou par-ci, parfois des petits papiers de la main à la main. Il lui arrivait de venir m’effleurer quand je posais un produit. Autant de petits moments volés agréables, sous adrénaline à chaque fois ! », relate pour sa part Léa, préparatrice qui a eu une histoire d’amour avec un vigile de la pharmacie dans laquelle elle travaillait.

« Il ne faut pas que la relation porte atteinte aux bonnes mœurs », prévient toutefois Loïck Roche. En clair, mieux vaut ne pas s’embrasser dans le bureau ou la pièce de stockage… Surtout si l’un des deux est marié ! « J’ai eu durant près de deux ans et demi une relation cachée, et je l’espère jamais découverte, avec mon titulaire, marié et père de famille. C’était un jeu à la base, puis les sentiments se sont installés. Nous avons commencé à profiter de déplacements professionnels pour passer du temps ensemble », avoue aujourd’hui Caroline, préparatrice.

Publicité

Le travail reste le travail

« La relation ne doit ni gêner ni entraver le travail », rappelle Loïck Roche. Lorsque l’on est amoureux, on a évidemment envie de passer le plus de temps possible avec la personne. Mais, dans le travail au quotidien, rester « collés serrés » peut s’avérer risqué. Outre le fait que vous attirez l’attention, vous pouvez mettre en danger votre emploi. Et l’employeur peut alors intervenir. « Nous avons embauché un manutentionnaire qui était déjà en couple avec une préparatrice. Nous nous sommes vite rendu compte qu’ils passaient l’essentiel de leur temps ensemble, au détriment de leur travail. Le manutentionnaire, qui était en période d’essai, a été convoqué et, finalement, il a été licencié », explique François.

Pour éviter ce genre de désagrément, le titulaire, s’il est au courant, peut organiser le temps de travail de l’équipe de façon à ce que les couples ne soient pas ensemble. Reste que cette solution n’est pas valable si l’officine comprend peu de personnel.

Une équipe déstabilisée

Très souvent, l’histoire finit par se savoir, soit parce que les deux tourtereaux n’ont pas su rester assez discrets, soit parce qu’ils s’en sont ouverts à leurs collègues. La vérité n’est peut-être pas toujours bonne à dire. Fatalement, le regard des autres change… et leur attitude aussi. « Cela peut déstabiliser une équipe, qui va s’interdire alors les relations habituelles, notamment si le collègue vit une histoire avec le patron ou un pharmacien adjoint, souligne Loïck Roche. Les relations vont être moins franches. Les autres membres de l’équipe peuvent avoir l’impression que le préparateur impliqué est un ‘‘sous-chef’’. Ce qui va empêcher le travail que l’on pourrait qualifier d’habituel ».

Calogero, préparateur dans la Loire (42), vit avec une adjointe, rencontrée sur son lieu de travail alors qu’elle était en deuxième année de pharma et revenue plus tard comme adjointe. « Mes collègues les plus âgés avaient remarqué notre connivence et se sentaient mal », reconnaît-il. Difficile aux collègues de se plaindre du titulaire ou d’un adjoint auprès de celle ou celui qui vit une histoire d’amour avec lui. Et même si l’ambiance est bonne au sein de l’officine, les relations peuvent être biaisées. « Si je lui raconte cela, ne va-t-il pas le répéter ? » ou « Il ou elle va nous espionner », peuvent penser certains collaborateurs. Ou, à l’inverse, être un brin manipulateurs pour faire passer des messages auprès de la hiérarchie.

Le doute de la promotion canapé

Pire encore, l’équipe peut s’interroger sur le bien-fondé du versement d’une prime, d’une augmentation de salaire subite ou de l’attribution de nouvelles responsabilités. Ne s’agirait-il pas d’une promotion canapé ? Les relations entre le salarié et l’employeur peuvent elles aussi être faussées, la préparatrice ou le préparateur concerné ayant également des doutes sur les motivations de son employeur. C’est ce que constate aujourd’hui Caroline : « Je ne voulais en rien profiter de mon “statut”. Si la barrière employé/titulaire avait été respectée avec lui, je me serais battue pour une responsabilité, un challenge ou autre. Mais comme je ne voulais pas me demander si j’avais eu telle ou telle chose grâce à ma relation ou à mon travail, je ne faisais rien du tout ». La rupture entre Caroline et son titulaire n’a pas modifié la situation. « M’a-t-il donné cette prime car j’ai bien travaillé ou par culpabilité de m’avoir fait du mal ? Mon augmentation estelle pour me récupérer ou parce que mon année a été bonne ? Je ne le saurai jamais », confie la jeune femme. Pour Calogero, « le lien hiérarchique n’a pas été un problème, chacun sachant ce qu’il avait à faire ». Il admet néanmoins que sa relation est « une exception », car « en général, préparateurs et pharmaciens sont deux mondes différents et l’écart de salaire peut être un souci ». Si le travail est bien fait, l’intimité avec le patron peut néanmoins s’avérer difficile à vivre. Charles, titulaire, le sait bien. Il a épousé sa préparatrice, Lila, et lui a confié dès le départ des responsabilités : « C’est vrai, elle est mise à l’écart de l’équipe, car c’est la femme du patron. Elle ne bénéficie pas de la complicité des autres et n’est pas au courant des histoires des collaborateurs. Mais c’est aussi plus facile de s’imposer pour elle comme la “patronne”. C’est un avantage. » Autre inconvénient, et Charles en convient, il est certainement plus exigeant avec sa femme qu’avec les autres employés ! (voir aussi son témoignage p. 22)

Séparer vie professionnelle et vie privée

Une autre difficulté consiste à séparer vie professionnelle et vie privée. Un véritable défi si vous avez décidé de vivre ensemble. « Au début, la situation était facile à gérer mais la frontière entre la vie professionnelle et la vie personnelle s’estompe vite, les problèmes se poursuivent à la maison quand on est en contact permanent », confie Calogero. « Si on se fait la tête et qu’on ne se parle pas à la maison, dès que l’on est à la pharmacie, nous redevenons professionnels et nous nous parlons normalement, comme si de rien n’était », s’amuse Charles.

Travailler en couple n’est pas toujours facile ! « Dans la restauration ou le commerce, beaucoup de couples travaillent ensemble, sinon ils ne se verraient jamais ou presque ! Il s’agit également de métiers très difficiles, notamment en raison des horaires. La pharmacie, bien qu’étant un commerce, se situe entre les deux. Le métier est difficile même s’il n’est pas aussi pénible que ceux du commerce, mais également valorisant », estime Loïck Roche. À chacun de trouver son équilibre. Calogero et sa compagne ont finalement décidé, au bout d’un an, de travailler dans des officines différentes : « Notre relation s’en est trouvée renforcée et maintenant elle dure depuis sept ans ». Karine a, elle, changé de pharmacie quelque temps après le début de sa relation avec Alexandre, pharmacien assistant, car elle avait « envie de voir autre chose ». Et de poursuivre : « Alexandre a par la suite acheté une pharmacie et est devenu titulaire. J’espère pouvoir retravailler avec lui un jour ».

Gérer la rupture

Exercer dans des officines différentes peut constituer un atout lorsque la rupture est consommée. « Il s’agit d’un moment très difficile, qui peut devenir insupportable lorsque vous côtoyez la personne tous les jours », résume Loïck Roche. Qui va partir ? Pourquoi moi et pas lui ou elle ? Ces questions risquent de tendre les rapports, y compris au sein de l’équipe. Si l’ex est titulaire, ce n’est évidemment pas lui ou elle qui va quitter son officine !

Parfois, le préparateur ou la préparat r ice n’a guère le choix et es t obligé (e) de rester. Caroline travaille toujours dans la même pharmacie deux ans après sa rupture. « J’ai rencontré quelqu’un et je suis pleinement heureuse. Mais, à la pharmacie, les choses sont encore plus compliquées depuis », estime-t-elle. Léa a aussi quitté le vigile dont elle était tombée amoureuse. Une période pas très facile à vivre : « Ça a été une relation compliquée, fusionnelle durant un an et demi. Il y avait également des tensions et on s’est séparé deux fois, il disait qu’il allait quitter sa compagne… Quand j’en ai vraiment eu marre, je me suis mise avec mon conjoint actuel, puis j’ai trouvé un autre poste ailleurs même s’il a essayé de recoller les morceaux plusieurs fois », décrit la préparatrice.

« La sagesse voudrait que l’on fasse la part des choses, mais c’est quasiment impossible », constate Loïck Roche. D’où ses ultimes conseils : « Il faut être le plus vigilant et le plus honnête possible sur les éventuelles conséquences d’une histoire sur l’équipe. Les impacts vont-ils être faibles ou non ? Risque-t-on de créer des déséquilibres ? Quelle peut être la meilleure organisation ? Donne-t-on la priorité à la vie privée ou à la vie professionnelle ? » Seul problème, l’amour ne rend pas forcément lucide…

Ils se marièrent et eurent…

Faut-il se priver d’un éventuel bonheur car il s’agit de son patron ou de sa patronne ? Doit-on peser le « pour » et le « contre » avant d’engager une relation ? D’autant que toutes les histoires d’amour ne finissent pas mal en général. Calogero en est un exemple, Karine aussi. Elle s’est installée avec Alexandre, s’est mariée – ils ont même invité leur ancien titulaire, qui ne savaient rien de leur histoire, à leur mariage – et a eu un bébé. Véronique, préparatrice depuis 1991, a rencontré son futur mari en 1992 : « C’était le pharmacien associé de l’officine et je suis tombée sous le charme. C’était réciproque. Tout s’est fait naturellement, on ne s’est posé aucune question. L’autre pharmacien était au courant et cela n’a jamais posé de problèmes. Un an après, je suis allée habiter chez lui. Nous nous sommes mariés, nous avons trois enfants et sommes toujours ensemble depuis 24 ans ! » Entretemps, chacun est allé travailler dans une officine différente, plus par commodité que par volonté de séparer vie professionnelle et vie personnelle. Les contes de fées peuvent encore exister.

(*) À l’exception de Calogero, tous les prénoms ont été modifiés à la demande des interviewés.

Reconstruire du vivant

Selon Loïck Roche, nouer une relation intime avec un collègue ou un supérieur hiérarchique peut permettre de « reconstruire du vivant dans une organisation mortifère ou il y a beaucoup de souffrance ». Le meilleur exemple est l’hôpital, où les salariés sont confrontés à une double souffrance, celle des patients et la leur, compte tenu des conditions de travail difficiles. « Dans une entreprise, vous ne verrez jamais des personnes se toucher ou s’étreindre, alors que cela arrive dans les blocs opératoires », explique-t-il. Dans les start-up aussi, de nombreuses relations amoureuses se créent.

« La pulsion sexuelle n’est jamais loin de la capacité d’innover », commente le directeur général de Grenoble École de management (GEM). Enfin, dans son livre, Cupidon au travail, Loïck Roche observe que « 80 % des relations intimes qui se nouent sur le lieu de travail [sont] le fait des 40 % de personnes qui possèdent le pouvoir, que ce pouvoir soit formel ou informel ». À méditer…

Amour au travail, ce que dit la loi

L’employeur peut-il vous reprocher une relation amoureuse avec un collègue ? Non. Les lois Auroux de 1982 ont modifié le Code du travail. Depuis, « la vie de couple ne relève pas de l’entreprise ». Votre patron doit respecter votre vie privée et ne peut vous licencier pour cette raison. En revanche, votre histoire ne doit pas générer un « trouble manifeste à l’entreprise », par exemple en vous disputant devant les clients ! Votre relation ou une rupture ne doit pas non plus conduire à une « insuffisance professionnelle ». Concrètement, elle ne doit pas vous empêcher d’accomplir votre travail. Si votre employeur constate un trouble ou une insuffisance professionnelle, il peut vous adresser des avertissements, une mise en garde ou un rappel à l’ordre. Si vous avez une relation avec le titulaire ou un adjoint et que vous avez une promotion, un collègue peut très bien intenter des poursuites aux prud’hommes, s’il estime qu’il y a rupture de l’égalité de traitement entre les salariés. La prudence est donc de mise !

Témoignage
Charles, pharmacien

« Ma femme est devenue préparatrice par amour »

« J’ai rencontré ma future femme en lui donnant des cours de natation ! C’était en Guadeloupe et, à l’époque, j’effectuais un remplacement dans une officine. De retour en France, j’ai acheté une pharmacie et je l’ai faite venir. Je lui ai alors demandé de devenir préparatrice pour travailler avec moi. Elle avait 32 ans et était jusqu’alors vendeuse. Elle a accepté et est retournée ‘‘à l’école’’ durant cinq ans. Un vrai challenge ! Elle a obtenu son diplôme de préparatrice et je l’ai tout de suite embauchée. Nous avons réussi à trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Nous travaillons d’ailleurs ensemble depuis vingt ans… »