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La monnaie d’échange d’Edouard Philippe
Plutôt inattendues les levées de restrictions souhaitées par le Premier ministre sur la vente en ligne de médicaments. Et si elles n’étaient qu’une fin de non-recevoir polie à l’égard de l’Autorité de la concurrence et de son rapport imminent sur la distribution du médicament en France ? Elles auront en tout cas contribué à relancer un débat dans lequel les mastodontes européens jouent les trouble-fête.
Le 5 mars dernier, lors de la célébration des 10 ans de l’Autorité de la concurrence, le Premier ministre Edouard Philippe a annoncé une série de mesures visant à réduire les dépenses « contraintes » des ménages français pour leur redonner du pouvoir d’achat. Deux d’entre elles portent sur l’assouplissement des règles régissant les conditions de vente de médicaments en ligne. Il souhaite lever l’interdiction faite aux pharmacies en ligne de se regrouper ou d’utiliser des entrepôts de stockage. La capacité de ces deux mesures à dynamiser la vente de médicaments sur Internet, qui peine à se développer (elle ne représente que 1 % du marché en France), laisse sceptique. En revanche, par une transparence des prix accrue, Edouard Philippe imagine pouvoir détenir la solution aux disparités importantes entre les pharmacies.
Discours de complaisance ou pas du locataire de Matignon auprès de l’Autorité de la concurrence, qui s’apprête à rendre sous peu un rapport très attendu mais a priori sans surprise sur la distribution des médicaments, il a en tout cas confié le soin à Agnès Buzyn, ministre de la Santé d’ouvrir ce chantier « en concertation avec les professionnels de santé, médecins, pharmaciens, et les représentants des patients ».
Sage décision, tellement « le développement du numérique et celui de la santé publique sont des objectifs non conciliables entre eux », souligne Philippe Gaertner, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF).
Et les groupements dans tout ça ?
Face à l’indispensable transformation digitale des officines et au développement inéluctable d’Internet, « l’assouplissement des conditions d’exercice de la vente de médicaments en ligne fait sens », estime Stéphanie Barré, directrice générale de Doctipharma. L’enjeu est d’avoir une offre française basée sur les pharmaciens face à la concurrence européenne qui s’en donne à cœur joie sur le marché français et surtout face aux sites illégaux. « Les trois plus gros sites étrangers de ventes en ligne réalisent ensemble plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires sur le marché français, alors que les sites français n’en réalisent que 25 millions », indique Cyril Tétart, président de l’Association française des pharmacies en ligne (AFPEL). Le pot de terre contre le pot de fer. Aujourd’hui, une trentaine de sites, sur les 588 (au 11 mars 2019) enregistrés à l’Ordre des pharmaciens, sont actifs. Cet émiettement de l’offre les rend plus que fragiles et ne leur permet pas d’émerger face aux géants européens de la vente en ligne.
En autorisant les officines à se regrouper et à partager une même plateforme de vente en ligne, l’effet de taille permettra-t-il de bénéficier de ressources mutualisées qui sont nécessaires au développement des sites de vente en ligne et à l’augmentation de leur rentabilité ? « Regrouper les offres sur une plateforme commune de sites de vente en ligne optimise le référencement sur Google », poursuit Stéphanie Barré. Si Laurent Filoche, président de l’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO), estime qu’il y a une place à prendre par les groupements en tant que support technique et logistique, ce n’est pas l’avis de Cyril Tétart. Lui ne voit pas les groupements à l’initiative d’une telle plateforme en raison du poids d’un tel investissement technique, et par conséquent financier, et d’un manque de rentabilité pour leurs adhérents. Une sorte de plaidoyer pour les prestataires qui sied à Stéphanie Barré : « Les groupements vont se sentir plus légitimes et apporter des solutions, certains s’appuieront sur des partenaires, d’autres disposant d’une taille importante créeront eux-mêmes leur propre plateforme. »
L’USPO agite le risque Amazon
Les plateformes, Philippe Gaertner n’y est pas opposé sur le principe, « dès lors que l’on peut identifier la pharmacie responsable de la préparation de la commande, de la dispensation et de l’expédition du médicament, afin de garder la traçabilité », explique-t-il.
Pour Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), ces deux assouplissements peuvent entraîner des dérives. « Mettre en place des entrepôts déportés qui seraient des hangars et non pas des pharmacies, c’est prendre le risque d’ouvrir la porte à des acteurs comme Amazon et à la contrefaçon, de détruire les acteurs de santé de proximité et de déresponsabiliser l’acte pharmaceutique », met-il en garde. Quant à améliorer le pouvoir d’achat des Français sur le médicament de prescription médicale facultative, c’est un leurre. « La France a les prix parmi les plus bas d’Europe avec un panier moyen sur cette catégorie de médicaments de l’ordre d’une trentaine d’euros par an, poursuit-il. De plus, compte tenu des frais de port, Internet incite à la surconsommation de médicaments. »
A l’heure d’une réflexion sur l’accès aux soins, Philippe Besset, vice-président de la FSPF, ne voit pas, dans cette annonce du Premier ministre, une volonté de fragiliser le réseau officinal mais davantage de préempter les réponses du rapport de l’Autorité de la concurrence. Exception faite des attentes gouvernementales d’avoir un fonctionnement plus concurrentiel dans le secteur du médicament et plus de transparence sur les prix par le développement du numérique, « en lisant entre les lignes de sa déclaration que j’accueille positivement, il rejette les autres propositions sur l’ouverture du capital et du monopole, et sur la réforme du réseau », interprète-t-il.
Pour expliquer la défiance des pharmaciens français à l’égard des sites de vente en ligne de médicaments, les contraintes financières et réglementaires, sur fond de batailles juridiques (voir page 18, Repères), ne suffisent pas à tout expliquer. La preuve, l’an dernier, certaines règles ont été assouplies : autorisation de la préparation des commandes liées au commerce électronique dans les locaux situés à proximité immédiate de l’officine, assouplissement du mode de classement des médicaments sur le site d’e-commerce. Sans succès.
« Donner des outils, ça ne peut pas marcher si on ne prend pas les choses dans l’ordre », insiste Cyril Tétard. Selon lui, le combat à mener est d’uniformiser la réglementation européenne et de faire cesser les discriminations dont pâtissent les pharmacies en ligne en France. « Les bonnes pratiques ne sont pas respectées sur les sites belges ou néerlandais, aucun questionnaire de santé n’est demandé à l’internaute qui peut commander un produit en seulement 3 clics, ils n’ont pas comme en France d’interdiction de communication », insiste-t-il. Un bel exemple, parmi d’autres, de concurrence déloyale.
EN FINIR AVEC LES DISTORSIONS DE CONCURRENCE
L’emprise disproportionnée des sites étrangers sur le marché français, c’est ce que fustige Constance Coquerel, pharmacienne du site lillois LaSante.net adossé à la pharmacie du Bizet située à Villeneuve-d’Ascq (Nord) et dont le titulaire n’est autre que… Cyril Tétart, dans une vidéo postée opportunément quelques heures avant l’intervention d’Edouard Philippe. Par ce biais, elle interpelle Agnès Buzyn, la ministre de la Santé, et Mounir Mahjoubi, secrétaire d’Etat chargé du numérique. « Délivrer un médicament sur Internet réclame 4 fois plus d’attention, maintenir les principes de délivrance à la française, c’est ce qui fait la force de notre monopole », explique-t-elle.
Pour en finir avec « la concurrence déloyale des homologues européens, qui créent par ailleurs un vrai problème de santé publique », elle leur suggère d’agir auprès de Google et de l’Union européenne pour interdire la publicité en France à toutes les pharmacies en ligne, françaises comme étrangères, et de sensibiliser le grand public aux sites frauduleux.
REPÈRES
À RETENIR
• Edouard Philippe souhaite lever l’interdiction faite aux pharmacies en ligne de se regrouper ou d’utiliser des entrepôts de stockage.
• L’enjeu est de disposer d’une offre française reposant sur les pharmaciens face à une concurrence européenne qui s’en donne à cœur joie sur notre propre marché et face aux sites illégaux. Ce qui passe par une uniformisation de la réglementation européenne.
• Les interprétations divergent sur l’intention du Premier ministre : en lâchant du lest sur ce sujet, prendrait-il soin du réseau ?
Par FRANÇOIS POUZAUD
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