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Relocalisation des médicaments stratégiques : y croire ou pas
La crise du Covid-19 aura-t-elle fait prendre conscience de l’état de dépendance de la France vis-à-vis de l’Asie et des Etats-Unis pour s’approvisionner en médicaments et en dispositifs médicaux ? Les 600 M€ alloués aux relocalisations pour la « sécurisation des approvisionnements critiques » dans le plan de relance présenté par le Premier ministre le 3 septembre le laissent penser. Les experts du médicament restent prudents.
Les tensions observées au plus fort de la pandémie sur l’accès aux curares, aux myorelaxants, aux sédatifs et autres analgésiques, ajoutées au scandale provoqué par la pénurie de tests et de masques, ont visiblement marqué les esprits. Le 16 juin, Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé, et Agnès Pannier-Runacher, alors secrétaire d’État auprès du ministre de l’Economie et des Finances, ont présenté l’esquisse d’un plan d’action doté de 200 M€ pour la relocalisation des industries de santé en France. Avec un premier cas concret à la clé puisque le gouvernement a demandé à Sanofiet à Upsa, ainsi qu’au groupe chimique Seqens de plancher sur un projet de relocalisation de la production de N-acétyl-para-aminophénol (APAP) ou paracétamol. « En ce qui nous concerne, nous avons d’ores et déjà commencé à contribuer activement à ce projet, car nous avons toujours dit que nous accepterions de payer un peu plus cher l’APAP pour faire revenir en France une production qui s’est arrêtée en 2008 avec la fermeture de l’usine Rhodia à Roussillon en Isère, sous réserve naturellement que les conditions économiques des médicaments fabriqués en France soient viables, rappelle François Duplaix, le président d’Upsa qui achète 85 % de ce principe actif aux États-Unis et 15 % en Chine. Seqens, qui possède déjà une usine de production en Chine, nous a exposé les esquisses d’un projet sur l’ancien site de Roussillon. De notre côté, nous sommes en train de déterminer les volumes et le surcoût que nous serions prêts à assumer, l’idée étant de s’engager sur des quantités significatives afin de permettre à Seqens de rentabiliser cette unité de production. »
Une question de méthode
Pour Philippe Lamoureux, le directeur général du Leem (Les Entreprises du médicament), organisme qui regroupe les entreprises du secteur de l’industrie pharmaceutique en France, ces premières mesures vont dans le bon sens. « Mais nous attendons plus que des signaux de la part du gouvernement sur sa volonté d’investir réellement dans une politique de relocalisation. Il faut maintenant passer aux actes si l’on ne veut pas que, progressivement, la France se transforme en simple comptoir de vente de médicaments. » Même circonspection sur la méthode chez Marie Coris, maître de conférences en économie à l’université de Bordeaux (Gironde) et chercheuse au groupe de recherche en économie théorique et appliquée (Gretha). « Le gouvernement donne l’impression d’agir dans l’urgence et privilégie les effets d’annonces, explique-t-elle. Plutôt que de lancer des appels à projets, il serait plus opportun de dresser dans un premier temps un état des lieux des médicaments véritablement essentiels. » Philippe Lamoureux est sur la même longueur d’onde . « Le champ actuel des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) est trop vaste, car il représente 40 % de la Pharmacopée. Il ne peut constituer le socle stratégique d’une politique de relocalisation réaliste et efficace. » Le Leem suggère donc de se concentrer sur la notion de médicaments d’intérêt sanitaire et stratégique (MISS) qui, en cas de rupture, et en l’absence d’alternative thérapeutique, entraînerait un risque vital et immédiat pour les patients souffrant d’une pathologie grave. « Avant la crise sanitaire, nous nous étions livrés avec l’Institut national du cancer (Inca) à un exercice qui avait permis d’identifier une quarantaine d’anticancéreux indispensables. L’exercice pourrait être élargi à d’autres molécules, comme les produits de sédation ou certains antibiotiques. Au final, on pourrait restreindre le scope à un peu plus d’un millier de médicaments », estime Philippe Lamoureux.
Ce travail d’identification et de relocalisation devra avoir pour cadre l’Europe. « Avec ses 67 millions d’habitants, la France ne pourra pas faire cavalier seul, rappelle Frédéric Bassi, président du conseil central, section B, de l’Ordre des pharmaciens. Si l’on veut orchestrer une relocalisation ciblée et intelligente, il faut raisonner à l’échelle du continent. Car c’est à partir des capacités industrielles existantes, des analyses médicales et pharmacologiques et des systèmes de soins dans chacun des Etats que l’on pourra déterminer les chaînes de production à rapatrier en priorité. »
De la cohérence…
Pour la nouvelle régulation qu’il appelle de ses vœux, le Leem réclame d’abord de la cohérence. « On ne peut plus tenir un discours sur l’attractivité économique et la volonté de relocaliser l’industrie pharmaceutique, et en même temps faire des projets de loi de financement de la Sécurité sociale [PLFSS] qui disent exactement le contraire. Il faut que le gouvernement s’engage sur une reprise de la croissance du secteur, une diminution de l’enveloppe de baisses des prix et une plus grande exactitude de la loi de financement de la Sécurité sociale [LFSS] dont l’exécution est trop souvent en décalage total avec le texte voté par le Parlement », souligne Philippe Lamoureux, qui invite aussi les pouvoirs publics à se projeter dans la durée. « Dans l’industrie pharmaceutique, les décisions d’investissement se prennent toujours à cinq ou dix ans, alors que le temps de la décision politique s’inscrit, lui, dans l’annualité du PLFSS. »
Pour Marie Coris, il faudrait aller encore plus loin. « Ce n’est pas en proposant des incitations fiscales ou en augmentant le prix des médicaments pour compenser les écarts sur les coûts de production que l’on incitera les industriels à relocaliser. En procédant ainsi, on ne fait qu’appliquer un pansement sans s’att aquer aux racines du problème, car l’écart avec des pays comme la Chine ou l’Inde existera toujours. Et dans l’industrie pharmaceutique, chaque centime d’euro compte. » Pour la chercheuse, ces incitations fiscales doivent s’accompagner de mesures structurelles. « Aujourd’hui, le modèle économique dominant dans l’industrie du médicament est fondé sur le coût individuel, et exclut la dimension sociale. Or, le choix du confinement s’est traduit par un coût social faramineux qu’il faudrait désormais prendre en compte dans l’évaluation des traitements. »
Marie Coris appelle également à une réflexion sur le statut du médicament et des biens de santé. « Ils sont aujourd’hui soumis à la loi de la concurrence, de la financiarisation et de la propriété intellectuelle. Or, le médicament pourrait être considéré comme un bien commun, comme la défense ou l’éducation, et faire l’objet de mesures d’encadrement, voire de contrôle de certaines productions. Sur ce point, je n’ai pas entendu que l’État allait prendre des participations dans les entreprises qu’il s’apprête à aider. Et l’annonce par Sanofide la suppression de 1 700 postes en Europe, dont un millier en France, alors que le groupe voit son chiffre d’affaires progresser, constitue un terrible pied de nez au gouvernement. »
… et du courage
Tout sera donc une question de volonté et de courage politique. « Si l’on décide de remonter les prix des médicaments matures et de baisser les taxes qui pèsent sur les industriels, cela fera au final moins d’argent dans les caisses de l’État, rappelle Frédéric Bassi. Comme quelqu’un devra payer, est-ce que le gouvernement acceptera de relever nos impôts et nos taxes ? Il faudra aussi expliquer aux Français que, si l’on fait revenir la chimie en France, cela revient à accepter d’avoir près de son jardin une usine Seveso*, alors que depuis 30 ans, on les a pratiquement toutes fermées. » François Duplaix, président d’Upsa, se veut, lui, plus optimiste. « Au regard des contacts que nous avons pu avoir avec le gouvernement, on observe un changement de cap majeur depuis le début du quinquennat. Cela étant dit, les premières annonces devront se traduire par des actes dans le nouvel accord-cadre et dans la prochaine LFSS. En sachant que le déficit colossal de l’Assurance maladie pourrait aussi contrarier ces ambitions. » Ambitions qui pourraient également être mises à mal par l’Europe. « L’instauration d’un espace européen de régulation du médicament s’annonce très compliquée, estime Marie Coris. Et si l’on veut bâtir une industrie européenne du médicament, il faudra aussi harmoniser la fiscalité entre les Etats membres, et envisager l’instauration de barrières douanières pour les pays qui ne respectent pas les normes environnementales. Est-ce qu’il y aura une volonté politique partagée par tous de s’engager sur ce chemin ? On peut en douter… », conclut la chercheuse.
Des handicaps à surmonter
Pour inverser quatre décennies de délocalisation, la France devra s’attaquer aux handicaps structurels qui pourraient se révéler rédhibitoires aux yeux des industriels. « On ne pourra pas déployer une politique de relocalisation ambitieuse si l’on ne retrouve pas un peu de croissance et si l’on continue d’imposer chaque année 1 milliard d’euros de baisses de prix à notre filière », assure Philippe Lamoureux, directeur général du Leem. Autre obstacle à lever, la longueur des délais d’accès des nouveaux médicaments au marché. « Une directive européenne stipule un délai de 180 jours entre l’autorisation de mise sur le marché [AMM] délivrée par l’Agence européenne des médicaments [EMA] et la date de publication de prix au Journal officiel, rappelle le directeur général du Leem. Les Allemands affichent un délai moyen de 119 jours. En France, nous sommes à 498 ! Il est donc compliqué pour un industriel de prendre une décision d’investissement dans un pays qui ne vous donne pas les autorisations dans les délais impartis. D’autant plus que nous avons aussi la fiscalité la plus défavorable d’Europe sur la production et une instabilité chronique des normes qui rend toute stratégie illisible ou imprévisible. »
Des atouts à faire valoir
Dans ce nouvel écosystème européen du médicament que tout le monde semble appeler de ses vœux, la France a des atouts dans sa manche, comme le rappelle Philippe Lamoureux, directeur général du Leem. « Nous pouvons d’abord nous appuyer sur une gouvernance et des outils de dialogue avec la puissance publique comme le Conseil stratégique des industries de santé [CSIS] ou le Comité stratégique de filières [CSF]. Et malgré les délocalisations, nous avons toujours conservé une activité de chimie fine et de synthèse et une production qui représente 270 sites et 45 000 salariés. De plus, notre différentiel de compétitivité avec la Chine et l’Inde n’est pas insurmontable car, dans le médicament, le modèle du low cost ne s’applique pas. La partie reste donc tout à fait jouable. » Pour Frédéric Bassi, président du conseil central, section B, de l’Ordre des pharmaciens, la France a un autre atout à faire valoir. « Nous avons, au sein de la section industrie de l’Ordre, 4 000 pharmaciens qui, pour certains, possèdent un double diplôme d’ingénieur, et qui ont les compétences requises pour faire tourner les usines et ainsi renforcer la capacité industrielle de la France. »
À RETENIR
– La crise sanitaire a révélé la forte dépendance de la France vis-à-vis de l’Asie en matière de médicaments et d’équipement de protection individuelle.
– Le gouvernement se mobilise pour une relocalisation de la production des médicaments stratégiques en France et en Europe, avec un premier projet concret : la relocalisation de la production de paracétamol dans l’Isère.
– Mais les défis à relever sont nombreux : priorisation des principes actifs, réduction des coûts pour rendre la production attractive, réglementation et mesures écologiques sont à prendre en compte.