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La pharmacie peaufine les détails

Publié le 1 octobre 2020
Par Favienne Colin
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En 2000, la santé de l’officine reposait sur le médicament. Depuis, face à la baisse de ces revenus, les titulaires partent en quête d’un nouveau modèle économique. Ils endossent leur rôle de commerçant, en plus de la blouse banche. Avec plus de para et de services, la croix verte rattrape son retard sur l’attractivité et le professionnalisme des autres commerces.

Il y a du changement dans l’air », titrait l’éditorial d’Anne Vernes, la rédactrice en chef de Pharmacien Manager, dans son premier numéro, paru en octobre 2000. A l’époque, l’initiative d’un tel magazine était audacieuse. Trop commercial ? Trop tôt ? Il fallait oser introduire la notion de chef d’entreprise dans une profession de santé qui sentait le formol ! En réalité, la période à suivre va être bouillonnante d’opportunités. En 2001, la loi Murcef augure de la création de sociétés de participations financières de professions libérales (SPFPL). En 2009, la loi Hôpital Patients Santé Territoires (HPST) ouvre la voie pour de nouvelles missions rémunérées. En 2012, la vente de médicaments en ligne est autorisée…

UNE EXPÉRIENCE CLIENT AMÉLIORÉE.

Souvenez-vous. En 2000, la plupart des vitrines de pharmacie sont occultées par des PLV de laboratoires, sans produit mis en scène. La surface de vente se résume à quelques étagères. Au fond, un préparateur, concentré sur la rigueur d’une délivrance, est rivé au comptoir tandis que le titulaire est fréquemment… au golf. « Client, c’était un gros mot ! », se souvient Gilles Unglick arrivé chez Alliance Santé en 2000, pour la création du groupement Alphega et, aujourd’hui, tout nouveau directeur général opérationnel de Giropharm. « Depuis, le niveau d’amabilité et de services s’est amélioré », reconnait Cédric Ducrocq, président de Diamart Group, spécialisé dans l’accompagnement des commerçants.

Les groupements de pharmacies ont largement leur part dans cette montée en attractivité. Au fil du temps, ils sont passés d’une structure de mutualisation des achats à une plateforme de services. Certains titulaires ont saisi l’opportunité jusqu’à proposer des coachings payants. Rare en 2000, cet esprit commerçant, de chef d’entreprise en quête d’un modèle économique viable, s’est démocratisé face à la baisse constante des revenus issus des médicaments. Toutefois, les patients ne perçoivent guère ces évolutions. « Pour eux, l’officine est le prolongement de la Sécurité sociale, tout y est gratuit, même si on aime bien son pharmacien », résume Jean-Michel Piguel, ex-titulaire à Quimper et vice-président du Consortium des Grandes Pharmacies, à sa naissance en 2003, pour épauler les officines de plus de 3 M€ de C.A.

BÂTIR UNE IDENTITÉ.

La période 2000-2020 est marquée par une multiplication de tentatives de création d’enseignes. Il y a quasiment un nouveau concept par an qui sort ! Après celui des pionniers Forum Santé et Plus Pharmacie, viennent ceux de Pharma Référence (Viadys) et de Giropharm. Les autres groupements ont presque tous suivi. Certains sont même nés avec une enseigne, tel Leadersanté. De leur côté, des grossistes comme Alliance Santé et OCP ont créé leurs propres groupements et, dans la foulée, leur enseigne (Alphega et Pharmactiv).

Pendant longtemps, tous ont adopté la devise “expertise, prix, proximité”, mais ce discours marketing “passe-partout” évolue. « Quand un secteur se structure, les acteurs ne cherchent pas forcément à se différencier les uns des autres. La première mission des groupements portait davantage sur la professionnalisation, que sur la différentiation. En 2020, nous arrivons à un tournant de l’histoire, où les enseignes ont besoin de construire une promesse différenciée », analyse Cédric Ducrocq. Cependant, certains ont déjà adopté un positionnement qui se démarque de la concurrence. En 2005, l’enseigne Pharm & Price de Direct Labo et celle de Lafayette créent une rupture, en s’orientant prioritairement sur le discount. En 2013, nait Anton & Willem, une enseigne positionnée sur les médecines douces, mais surtout présentée comme une quasi franchise. Tout comme le réseau Pharmavance, apparu en 2005 et inspiré de cette forme de commerce indépendant et organisé. Mais, aujourd’hui, nous sommes encore loin de l’écosystème, que tout le monde pensait pourtant inéluctable, où indépendants, franchisés et intégrés cohabitent, à l’image de tous les autres pans du commerce.

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SUR LES TRACES DE LA GMS.

« L’affirmation de concepts d’enseigne est une des évolutions les plus structurantes. Ils ont rencontré beaucoup d’opposition au début et, finalement, ils rallient un nombre croissant de pharmaciens », souligne Hélène Charrondière, responsable des études qualitatives et quantitatives des Echos Etudes… Mais, à ce jour, elle évalue à moins d’un tiers, les membres de groupements qui reprennent, à des degrés variables, les codes d’une enseigne. Certaines officines se sont contentées d’afficher un logo en vitrine. « Quant on réalise 80 % de son C.A sur la croix verte, cela limite l’urgence de passer à une enseigne », résume Cédric Ducrocq. Arc-boutés sur leur “indépendance”, les pharmaciens ont encore beaucoup de réticence à uniformiser leur image et leurs process. Or, avec une enseigne, les groupements ont multiplié les services. Un exemple : Evolupharm a ouvert une centrale “produits” pour développer la parapharmacie en 1998, un département merchandising en 2000, un centre MAD en 2002… Et, en 2010, l’enseigne s’est offert une campagne de publicité télévisée sur sa marque propre ! Pour initier cette évolution, les groupements ont souvent fait appel à du personnel passé par la grande distribution ou la distribution spécialisée, déjà aguerri à ces techniques marketing. Ainsi, Agnès Tirilly, auparavant au marketing relationnel de la Fnac, est arrivée chez Giphar en 2011. « Aujourd’hui, ce n’est pas la marque qui fait venir un consommateur en officine. Mais, derrière cette enseigne, il y a la structuration d’un parcours patient avec la mise en place de calendriers promotionnels, d’une politique de prix, de category management, de signalétique… A cela s’ajoutent des outils pour le management des équipes et sur les techniques de vente pour développer le conseil associé… Tous ces éléments sont issus d’autres circuits de distribution et applicables en officine », affirme Gilles Unglik.

LES FAUSSES RÉVOLUTIONS.

Vingt ans après, force est de constater que le phénomène de concentration des groupements, pourtant évoqué dans le premier numéro de Pharmacien Manager, est resté timoré. Forum Santé, Anton & Willem, PHR et Népenthès ont été respectivement repris par Univers Pharmacie, Objectif Pharma, OCP et Pharma Santé Développement. De même que l’arrivée de fonds d’investissement au sein du capital des groupements (Caravelle chez Forum Santé en 2003, puis Rothschild chez Lafayette, Sagard chez Aprium, G Square dans Boticinal…) n’a finalement pas provoqué la révolution attendue. « Cela n’a engendré que des impacts marginaux sur l’organisation », souligne l’institut Les Echos Etudes. « Un fonds d’investissement, c’est une bonne idée dans un système économiquement stable, car il exige une rentabilité en cinq ans. Forum Santé s’est ainsi retrouvé paralysé, car il n’a pas pu investir dans le développement de services », analyse Lucien Bennatan, président de Pharmacie Référence Groupe. En 2007, le rapport Attali qui préconisait l’ouverture du capital des officines à des non-pharmaciens et la levée du monopole pharmaceutique, s’est aussi avéré une fausse alerte. En 2020, la situation reste inchangée. Le modèle officinal ne s’est pas non plus fondamentalement transformé, suite à la convention pharmaceutique de 2012, rendue possible par la loi HPST (Hôpital, Patients, Santé et Territoires), qui a pourtant permis de donner un socle légal aux nouvelles missions (suivi des patients sous AVK, des asthmatiques, etc). Dans les autres pays, les mutations sont venues de la concurrence. « C’est sous la pression d’Amazon que les enseignes américaines se sont renouvelées. Aux Etats-Unis, la pharmacie est désormais complètement intégrée à un centre de soin primaire et à une offre complète de prestations et de produits de santé. On ne voit pas cette transformation dans la pharmacie française », observe Hélène Charrondière.

LE RETARD S’ACCUMULE.

Début des années 2000, l’officine et le commerce au sens large sont impactés par la démocratisation d’internet et des smartphones (le premier iPhone est sorti en 2007). Le web devient un nouveau canal de communication et de vente. Et ce, même si le Code de la Santé Publique invite toujours au “tact et mesure”. « La valeur d’une enseigne se situe au niveau du savoir-faire d’un réseau. Pour le faire savoir, il faut du temps et surtout de la communication », constate Lucien Bennatan, qui attend toujours une libéralisation de la publicité. Et Cédric Ducrocq de résumer : « Même si ça bouge, on ne peut toujours pas massifier les investissements, parce qu’il n’y a pas de chaînes. Même si ça bouge, on ne peut toujours pas faire sérieusement du e-commerce. Même si ça bouge, cela reste d’une pesanteur extrême ! Du coup, les officines sont très loin des niveaux d’efficacité des pratiques réalisées dans les secteurs modernes du retail. Le rattrapage n’a été que partiel ! » Aujourd’hui, les titulaires sont-ils tous des “pharmaciens managers” ? Non, pas encore ! « Jusque-là, nous avons assisté à une révolution, plutôt intellectuelle, sur le papier », résume Hélène Charrondière. Et pendant ce temps-là, des géants comme Amazon ou Google investissent de plus en plus en santé… Autrement dit : Il y a du changement dans l’air !

infos clés

1 En devenant des plateformes de services, les groupements ont largement contribué à améliorer le service client des pharmacies.

2 En s’inspirant très largement des méthodes de la grande distribution, la large majorité des réseaux de pharmacies ont créé leurs enseignes ces vingt dernières années. Mais, peu de titulaires voient encore un intérêt majeur à bâtir une identité commune. Le symbole de la croix verte suffit !

3 La pharmacie accuse un retard sur le parcours client omnicanal, qu’elle va devoir combler avant de se faire rattraper par des géants du e-commerce. Si la menace se concrétise, cela provoquerait une révolution.

En plus

Big is beautyful !

En 2003, le Top 100 des pharmacies, publié par Pharmacien Manager en fonction du C.A des officines, classait la pharmacie CityPharma (rue du Four à Paris) en prem’s, avec un C.A affiché de 20 M€. Suivie de la Pharmacie Anglo-Française à Cannes (11,5 M€), de la Pharmacie Cap 3000 à Saint-Laurent du Var (10 M€), de la pharmacie Lafayette à Toulouse (9,8 M€)… Les plus grandes officines plafonnent à 300 m2 de surface de vente… Aujourd’hui, il existe plusieurs officines de plus de 1000 m2. Et pas seulement en périphérie ou en rural : Pharmabest vient d’ouvrir sur plus de 2000 m2 à Paris, dans le Forum des Halles (lire reportage p12). Enfin, la 100ème pharmacie du classement affichait un C.A de 3,7 M€.

Un agencement plus “pro” !

Au fil des ans, l’aménagement des pharmacies s’est professionnalisé. « Une fois, j’ai déjeuné chez des titulaires et je me suis aperçu que la pharmacie était de la même couleur que leur salon familial », se souvient Nicolas Legros, directeur de la société d’architecture commerciale A&Co. Selon lui, « les briefs sont désormais plus orientés vers le client final. En 2000, entre la surface de vente et le back-office des grandes officines, c’était du 50/50. Aujourd’hui, nous sommes sur une proportion plus proche du deux tiers/ un tiers », affirme l’agenceur, qui constate une augmentation des surfaces moyennes au profit de la parapharmacie, des pièces de confidentialité et du libre-accès… « En 2020, les titulaires veulent des couleurs basiques, du ponctuel, de l’aimanté, du modifiable…, et installent souvent un robot », précise-t-il. Mais, l’officine est encore loin des concepts expérientiels qui ont émergé avec succès, à l’image de l’Apple store (arrivé à Paris, en 2009), où l’on circule avec fluidité du site web au magasin physique et où nous sommes accueillis par un vendeur équipé d’une tablette. En pharmacie, la digitalisation au cœur du parcours client omnicanal, avec une carte de fidélité qui permet des achats aussi simples en ligne que sur place, une livraison à domicile ou en click & collect…, est encore en cours de construction.