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Livrer ou faire livrer, telle est la question

Publié le 25 avril 2022
Par Anne-Charlotte Navarro
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Autrefois limitée aux patients très fidèles pour les aider, la livraison se développe en officine. Les pharmacies sont assaillies de propositions de prestataires visant à « fluidifier ou dynamiser » ce service. Ce marché très convoité de la livraison à domicile des médicaments et produits de santé danse parfois dangereusement avec la légalité.

La livraison de produits de santé n’est pas une chose nouvelle pour les officinaux. Le préparateur ou le pharmacien s’est toujours plus ou moins déplacé pour apporter des médicaments à ses patients fidèles et/ou en difficulté. L’appropriation massive par le consommateur de la vente en ligne, du click and collect et de la mise à disposition des produits chez soi conduit les pharmacies à s’interroger sur ce type de service.

Face à une demande de plus en plus forte des patients, le marché de la livraison de produits de santé aiguise les appétits. Aux côtés de géants de la livraison tels que La Poste, des start-up comme Livmed’s, Pharmao, ou encore MonOrdo, proposent aux chefs d’entreprise de se décharger de cette tâche, qui peut s’avérer chronophage, pour gagner en efficacité et se recentrer sur leur cœur de métier.

Si la livraison de produits de parapharmacie pose peu de question, ce n’est pas le cas de celle des médicaments et autres produits relevant du monopole pharmaceutique.

Deux activités distinctes

« Avant toute chose, il est nécessaire de distinguer deux activités qui peuvent sembler identiques mais qui sont bien différentes : la dispensation à domicile et la livraison », met en garde Pierre Beguerie, président du Conseil central de l’Ordre des pharmaciens, de la section A (celle des titulaires).

L’article L. 5125-25 du code de la santé publique dispose que « les pharmaciens d’officine, ainsi que les autres personnes légalement habilitées à les remplacer, assister ou seconder, peuvent dispenser personnellement une commande au domicile des patients dont la situation le requiert ». L’article R. 5125-50 du même code ajoute que la situation le réclame quand « le patient est dans l’impossibilité de se déplacer en raison de son état de santé, de son âge ou de situations géographiques particulières ». Dans ce cas, la dispensation ne se fait pas au comptoir mais directement chez le patient, dans le même respect des bonnes pratiques de dispensation.

En pratique, l’officine récupère la prescription puis la prépare sur place. Le contrôle effectif du préparateur par le pharmacien a eu lieu avant le départ, lors de la préparation de la dispensation. Une fois chez le patient, le préparateur ou le pharmacien assure la dispensation comme s’il était au comptoir. Il contrôle l’ordonnance, prend le temps d’expliquer le traitement et est responsable des conditions de transport des produits.

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« Ce n’est pas un paquet jeté par-dessus la clôture. Il y a un vrai travail de pédagogie et d’analyse pharmaceutique. C’est uniquement le lieu d’exercice qui change », explique Pierre Beguerie. « Cette tâche ne peut pas être déléguée à un prestataire. Le code de la santé publique est clair : seuls le pharmacien, le préparateur ou l’étudiant pharmacien peuvent réaliser cette prestation », ajoute Laurent Filoche, titulaire à Blagnac (31) et président de l’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO), citant l’article L. 5125-25 du code la santé publique (vu plus haut).

Une livraison en paquet scellé

À côté de cette dispensation déportée chez le patient, il y a la livraison. Ce même article L. 5125-25 dispose que « toute commande livrée en dehors de l’officine par toute autre personne ne peut être remise qu’en paquet scellé portant le nom et l’adresse du client ». La livraison de médicaments et autres produits du monopole pharmaceutique, comme les aliments lactés diététiques pour nourrissons ou les dispositifs de diagnostic in vitro autres que les tests de grossesse et d’ovulation, consiste alors en la remise d’un paquet scellé contenant le traitement d’un patient et une note explicative.

Cette livraison de produits de santé peut être réalisée par l’équipe de l’officine ou un prestataire. C’est sur ce créneau que les start-up se lancent. « Ce marché aiguise les appétits mais il n’y a pas de business model à long terme », considère Laurent Filoche.

Ça entre et ça sort…

« Beaucoup de start-up investissent dans la livraison à domicile, pensant y voir un axe de digitalisation de l’activité pharmaceutique, mais économiquement, après quelques années, les nouveaux entrants disparaissent », ajoute Laurent Filoche.

En 2017, Pharma Express se lançait dans Paris et sa petite couronne. En 2019, Elie Alexandre et Jordan Cohen, les fondateurs de la jeune pousse, changent de business model pour se concentrer sur la téléconsultation, via la société Tessan. Même chose pour Minute Pharma, qui après quelques années d’activité, a été rachetée par le groupe La Poste et se focalise sur la livraison mandatée par l’officine et quelques livraisons grossistes.

Pour autant, ce marché attire toujours. La start-up niçoise Livmed’s se présente comme « le Uber de la pharmacie ». L’application, lancée en janvier 2021 par deux jeunes qui ne sont pas pharmaciens, propose de livrer des médicaments sur prescription ou non, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Elle revendique un réseau de plus de 400 pharmacies partenaires dans les grandes métropoles françaises. La start-up dispose également d’une plateforme de e-commerce pour l’achat de médicaments.

« Talel Hakimi, fondateur de Livmed’s, a eu l’idée de créer cette start-up car il perdait beaucoup de temps à se déplacer en pharmacie pour aller chercher le traitement de sa mère qui souffre d’une affection de longue durée, raconte Alexy Bocci, responsable B2B de la société. Il a profité de la fin des barrières légales liées à l’ordonnance papier pour se lancer » (voir plus loin). Depuis sa création, en février 2020, la société connaît un beau succès. En décembre 2021, elle remporte le prix Marie Curie lors de la Coupe de France des start-up, sous la direction de Cédric O, secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques.

Dans le même temps, elle bénéficie d’une levée de fonds de 2 millions d’euros auprès, entre autres, de Fred Destin, un capital-risqueur britannique, principal investisseur de PillPack, une société américaine de livraison de médicaments à domicile, qui est aujourd’hui une filiale d’Amazon Health.

Une légalité pas toujours respectée

Si les idées développées par Livmed’s sont intéressantes, comme proposer un site de vente en ligne clés en main aux pharmacies et organiser la délivrance numérique de l’ordonnance, elles posent plusieurs questions juridiques. Alexy Bocci, de Livmed’s, les balaye d’un revers de main, précisant que « le concept a été validé par l’Ordre des pharmaciens ». Pourtant, ce n’est pas le sens de la déclaration de Pierre Beguerie, interrogé sur ce point. « Nous sommes régulièrement sollicités par des sociétés pour valider leurs idées, mais ce n’est pas le rôle de l’Ordre. Les textes légaux applicables sont accessibles à tous gratuitement sur le site legifrance.fr et il y a de très bons cabinets d’avocats spécialisés. Chaque entrepreneur doit prendre ses responsabilités. »

Rappelons qu’à ce jour, les bonnes pratiques de dispensation imposent que la délivrance de médicaments se fasse sur présentation de l’original de l’ordonnance. « Il y a eu des dispositions spécifiques dans le cadre de la Covid-19 pour aménager cette règle mais l’exigence de l’original perdure. Pour la respecter, nous avons fait le choix d’envoyer deux fois le livreur : une fois pour récupérer la prescription et les documents et une seconde fois pour livrer le paquet », précise le responsable du service Mes Médicaments chez moi de La Poste. Le groupe propose un service de livraison depuis plusieurs années et a été sélectionné pour intégrer la plateforme numérique Mon espace santé.

Outre les questions liées aux bonnes pratiques et à l’exigence d’un original, le business de ces start-up pourrait être frappé par l’article L. 5125-25 du code de la santé publique. Ce texte interdit « aux pharmaciens de recevoir des commandes de médicaments et autres produits ou objets inclus dans le monopole par l’entremise habituelle de courtiers et de se livrer au trafic et à la distribution à domicile de médicaments, produits ou objets précités, dont la commande leur serait ainsi parvenue ».

De plus, la vente de médicaments par l’intermédiaire d’une plateforme n’est pas autorisée, selon les dernières décisions des magistrats. « Ce genre de proposition doit être vérifié aussi vis-à-vis des données de santé qu’elles peuvent gérer. L’ordonnance et le numéro de carte Vitale ne sont pas des données anodines », ajoute Pierre Beguerie.

La livraison par l’équipe, une solution fiable

Face à ces offres parfois plus mercantiles que légales, le chef d’entreprise peut être tenté d’assurer la livraison avec son équipe. « C’est une pratique courante. Nous l’avons donc intégrée dans la plateforme Mes médicaments chez moi. D’un clic, le pharmacien peut gérer lui-même la livraison ou envoyer le facteur ou un coursier », détaille le responsable du service. En application du Code du travail, le temps passé par l’équipe sur la route et au chevet du patient est du temps de travail car, selon la formule de la Cour de cassation, « pendant ce temps, le salarié n’est pas libre de vaquer à ses occupations personnelles ». Dan Nahum, avocat spécialisé en droit du travail, rappelle que « le salarié qui utilise sa voiture ou celle de l’entreprise pour aller livrer un patient ou dispenser à domicile exécute une mission déterminée par le chef d’entreprise. Le temps qu’il passe sur la route et auprès du patient doit donc être décompté dans son temps de travail et peut produire des heures supplémentaires ».

La gestion des heures n’est pas le seul aspect juridique que l’employeur doit vérifier. « Il doit s’assurer que le salarié détient un permis en cours de validité correspondant à la catégorie de véhicule conduit, précise Dan Nahum. De même, si le salarié cause un accident, ce sera l’employeur ou son assurance qui sera chargé d’indemniser la victime ». Si la victime est le salarié, alors l’accident sera considéré comme un accident de travail.

Faire payer la livraison au patient

« La récente convention pharmaceutique rémunère cet acte spécifique au service du patient. C’est une preuve que le rôle du pharmacien est ici », estime Laurent Filoche. Signée le 9 mars dernier entre les représentants des pharmaciens et l’Assurance maladie, cette convention rémunère la pharmacie qui dispense à domicile des produits de santé dans le cadre de la participation du pharmacien au service de retour à domicile des patients hospitalisés, intitulé Prado(1) et mis en place par l’Assurance maladie.

Pierre-Olivier Varriot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO, syndicat de titulaires), regrette que « cette rémunération soit limitée au service de retour à domicile des patients hospitalisés Prado, mais le pied est dans la porte. Le rôle du pharmacien est reconnu, c’est déjà un pas ». Quelle soit gérée par une société tierce ou réalisée par l’équipe de la pharmacie, la livraison du patient a un coût pour l’entreprise. Selon une étude menée par le groupe La Poste, une livraison prend en moyenne 35 minutes.

La pharmacie peut facturer le coût de ce service au patient, à condition de l’informer clairement du prix avant la livraison. « Chez Livmed’s, le patient paye aux alentours de 9,60 € par livraison, dont près de la moitié revient au livreur. Mais nous travaillons à créer des partenariats avec des assurances complémentaires pour qu’elles prennent en charge le montant de ce service. Le coût ne sera alors plus un frein », précise Alexy Bocci, responsable B2B de la société. Du côté du groupe La Poste, le prix varie entre 5 et 10 €. « Contrairement à nos concurrents, la solution que nous proposons laisse le choix au chef d’entreprise. Il peut décider, via la plateforme, d’offrir les frais au patient ou de les lui facturer », précise Stéphanie Morisset, responsable marketing de la solution Mes médicaments chez moi.

La livraison des produits de santé tente d’être captée par des sociétés tierces. Dans la jungle des offres, l’officine doit choisir : demander à l’équipe d’assurer la livraison, tout en respectant le Code du travail, ou souscrire un contrat avec une société et s’assurer de la légalité de la solution retenue. Dans tous les cas, la pharmacie a une carte à jouer pour proposer ce service de proximité à ses clients.

(1) Le service de retour à domicile des patients hospitalisés Prado a été initié par l’Assurance maladie en 2010, pour anticiper les besoins du patient liés à son retour à domicile et fluidifier le parcours hôpital-ville. Il concerne la chirurgie, les maladies chroniques (BPCO, insuffisance cardiaque, AVC) ou la maternité. C’est le conseiller de l’Assurance maladie qui contacte le professionnel de ville.

Un colis scellé pour être livré

La livraison du patient par une société tierce n’est possible que si le colis est un « paquet opaque au nom d’un seul patient, dont la fermeture est telle que le destinataire puisse s’assurer qu’il n’a pas pu être ouvert par un tiers », selon les termes de l’article R. 5125-47 du code de la santé publique. Le code ajoute que le pharmacien veille à ce que toutes les explications et recommandations soient mises à la disposition du patient, au moyen par exemple d’une notice explicative.

Livrer avec sa voiture personnelle

À la fin de sa journée, Zohra livre deux-trois patients qui sont sur le chemin de son domicile. Peut-elle obtenir le remboursement de ses frais d’essence ?

Le temps passé en livraison est du temps de travail. Les kilomètres parcourus doivent donner lieu à un remboursement selon le barème des frais kilométriques. Ce barème est établi chaque année par le ministère de l’Économie. « En pratique, le salarié doit faire une note de frais en déclarant les kilomètres parcourus. Pour éviter tout litige, le trajet à suivre peut être fixé par l’employeur », précise Dan Nahum, avocat spécialisé.