« Les achats sont l’un des gisements de l’officine de demain »
Plus de temps à leur consacrer, c’est ce que demandent les patients. Du temps, la mutation progressive mais radicale du modèle économique en exige elle aussi. Et si les premières briques étaient à poser en back-office ? Selon Joffrey Blondel, directeur de la gestion officinale de CERP Rouen (groupe Astera), la conduite du changement doit commencer par la gestion des achats. Un domaine où justement les pratiques des titulaires changent peu.
Comment s’adapter à l’ère des services ?
J. B. : Avec les nouvelles missions, la digitalisation de l’officine et la forte incitation à l’interprofessionnalité, les pharmaciens vont devoir réinventer leur emploi du temps. L’une de leurs solutions se trouve au niveau de la gestion des achats et des stocks. Ils y consacrent souvent de larges plages horaires. Parmi les missions chronophages emblématiques dans ce domaine, on relève le temps passé en rendez-vous avec les délégués des laboratoires. Dans notre monde de plus en plus numérique et déshumanisé, il est difficile de s’émanciper de ce contact agréable. Et puis il y a toujours une satisfaction bien compréhensible à arracher une remise ou plutôt un taux de remise. Cela donne une impression de réussite qui est réconfortante. Mais aujourd’hui, le temps du titulaire est compté, il doit véritablement procéder aux bons arbitrages pour ses circuits d’achats. Or, des rendez-vous de ce type consomment un temps précieux. Nous avons d’ailleurs mené une étude sur les coûts cachés du direct. Elle a démontré qu’un taux de remise jugé formidable cache en fait de lourds coûts indirects.
Quels sont ces coûts dont le pharmacien n’a pas toujours conscience ?
Il y a tout d’abord le coût de négociation (le temps passé à recevoir physiquement le laboratoire et à négocier au téléphone). Sur une base moyenne de 120 rendez-vous labos par an d’une durée moyenne d’une heure et pour un coût horaire global du pharmacien de 50 €, cela fait 17 jours complets passés dans l’année dans son bureau avec les représentants. Soit 6 000 € par an…
Ajoutons le coût de passage de la commande (le temps passé à élaborer sa commande, à analyser des achats passés, des rotations, etc. et à la transmettre). Sur la base de 260 commandes passées dans l’année aux laboratoires, à raison de 15 minutes passées par commande, cela représente 9 jours complets. Coût horaire total pour le pharmacien : 3 150 €.
Si l’on prend en compte le coût de traitement de la commande (le temps passé à réceptionner et ranger la commande, mettre à jour les prix, etc.) multiplié par le nombre annuel de commandes (260), estimé au coût horaire du préparateur (20 €) et en comptant 40 minutes par commande, on arrive à 25 jours entiers consacrés à la gestion des commandes directes, soit 1 mois en équivalent temps plein : 3 460 €.
Le coût de traitement des litiges et des factures par le titulaire (temps passé à gérer administrativement les classeurs de factures, à gérer les litiges, etc.) avec une durée moyenne de 15 minutes (soit 9 jours entiers) s’évalue à 3 150 €. Enfin, cerise sur le gâteau, le coût des périmés : 1 300 €.
En conclusion, le titulaire va consacrer 35 jours complets, soit 1 mois et demi de son année, exclusivement au traitement des achats en direct. Son temps investi dans cette action lui coûtera 12 300 €. Et encore, on ne parle pas des 25 jours de traitement des commandes par le préparateur.
Il ne s’agit pas dans cette étude de stigmatiser le direct ou de faire disparaître totalement ce coût, mais de le limiter en sélectionnant les laboratoires qui doivent effectivement être suivis en direct. Compte tenu de l’importance des coûts cachés, cette sélection peut s’opérer en réalisant un audit des achats.
Y a-t-il d’autres éléments sur lesquels le pharmacien doit être vigilant quand il achète en direct ?
Les invendus. Quand un laboratoire vous propose, en plus des produits dont vous avez réellement besoin, d’autres produits pour atteindre le fameux palier de remise supérieure, est-il formidable de se voir accorder x % de remise sur une gamme de produits dont certaines unités ne seront pas vendues ? Est-il intéressant d’avoir obtenu x % de remise sur un produit que l’on va vendre parce qu’on a accepté de prendre en stock des produits non vendables ou en quantité supérieure à ce que l’officine peut écouler ?
Pas de problème, répondront les pharmaciens, dès lors que le laboratoire brandit un engagement de reprise des invendus. Là encore, je les renvoie aux conditions auxquelles le produit est repris et plus exactement aux nouveaux produits qui leur seront vendus dans une nouvelle commande. Un cercle vicieux s’enclenche pour aboutir au fameux « stock mort », celui qui ne génère aucune profitabilité puisque jamais vendu et toujours repris. Il est même générateur de pertes. Le stock mort dans une officine moyenne peut vite atteindre 20 000 € ou plus.
Des pharmaciens pratiquent les rétrocessions ou préfèrent constituer de petits groupements plutôt qu’adhérer à de grands groupements nationaux. Quelles solutions s’offrent à eux pour bien acheter ?
Les rétrocessions ne sont pas autorisées par la loi. Elles sont tolérées dans certains cas d’urgence. Certains groupements s’organisent donc via des structures de regroupement à l’achat (SRA) ou des centrales d’achat pharmaceutiques (CAP) pour mieux négocier leurs achats. Il convient dans cette démarche de bien identifier l’ensemble des coûts que cela engendrera. Les taux de remise alléchants devront être rapportés aux coûts de structures inévitablement générés. Vigilance aussi sur le temps passé à la gestion de ces entités par les pharmaciens titulaires. Cela prend, là encore, souvent beaucoup plus de temps que prévu.
Quid du modèle économique des grossistes et quels risques pour la pharmacie si ce modèle est trop fragilisé ?
Notre marge est un pourcentage du prix des produits distribués. Nos coûts d’exploitation pour un princeps ou pour un générique sont les mêmes. Le générique a pris une place importante dans notre activité. Le prix du générique étant moindre, nos revenus baissent mais pas nos coûts. Le danger consiste à voir apparaître des « zones blanches » que l’économie de la répartition n’aura plus les moyens de desservir correctement. Les patients et les pharmaciens seront alors durement touchés. C’est l’accès de chacun aux médicaments et à la liberté de prescription qui sera mis en danger. Dans l’attente d’une réforme structurelle de sa rémunération depuis plusieurs années, la répartition reprend espoir. Constatant que les discussions avec le gouvernement sur un nouveau modèle de financement n’ont toujours pas abouti, Agnès Buzyn, ministre de la Santé, s’est engagée à ce que ces travaux conduits sous l’égide de la Direction de la sécurité sociale (DSS) soient terminés au premier trimestre 2019. Nous devrions donc être bientôt fixés.
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