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Voir plus loin
Joie, bonheur, soulagement et… prudence. La profession s’est battue comme un beau diable pour remporter la manche de la non-ouverture du capital. Guerre gagnée ou temps gagné ? C’est désormais en interne que les appétits sont aiguisés.
Il faut toujours se méfier des comparaisons internationales : on dresse des tableaux rapides alors que l’organisation des pays est liée à leur histoire, leurs caractéristiques géographiques. La Commission avait d’ailleurs annoncé qu’elle arrêterait ses procédures si elle perdait ces deux affaires », se félicite Isabelle Adenot, en charge des affaires européennes au conseil national de l’ordre.
Pour les deux avocats parisiens contactés par nos soins, Thierry Dugast (Saint-Louis Avocats) et Katia Merten-Lentz (cabinet Gide-Loyrette-Nouel), un laconique « la messe est dite au plan juridique » suffit à montrer qu’ils partagent cet avis. Bémol ? « Cette décision ne tranche pas définitivement la question de la propriété des officines. Le droit est une matière mouvante et les jurisprudences évoluent… Et puis la Cour n’a pas statué sur une question de droit, mais sur la subsidiarité en matière de santé publique », nuance Thierry Dugast qui se dit frappé par le niveau d’implication de certains arguments de la Cour. « Tout repose sur une thèse : que seuls les pharmaciens libéraux peuvent garantir l’indépendance professionnelle. En même temps la Cour nous dit que le problème ne se pose pas en ces termes pour les pharmaciens salariés des PUI ou établissements de santé, « prestataires de soins médicaux sans intérêt à faire des bénéfices ». Or, certains établissements de santé sont privés, donc appelés à être lucratifs. Ce grand écart est difficile à justifier. Pour les médecins, la question est réglée depuis longtemps : leur indépendance n’est pas remise en cause par leur statut juridique. Pourquoi l’est-elle pour le pharmacien ? »
Faire passer le commerçant au second plan
Pour Katia Merten-Lentz, « le fait qu’Yves Bot soit Français a joué. Pour des magistrats d’autres nationalités, cela aurait été un non-sujet car il existe des systèmes de pharmacies au capital ouvert qui marchent très bien dans d’autres pays de l’UE ». Elle note aussi que « dans son argumentation, la Cour a été jusqu’à faire une critique lapidaire d’investisseurs potentiels comme les grossistes-répartiteurs ». C’est la partie du jugement qui ennuie le plus Jean-Luc Delmas, président de la section C de l’Ordre : « Les commentaires dépassent le jugement sur le fond et basculent dans le procès d’intention. Si le capital avait dû s’ouvrir, il aurait peut-être mieux valu que ce soit avec des acteurs comme les laboratoires ou les répartiteurs. Je peux néanmoins comprendre que l’on ait voulu privilégier l’autonomie de fonctionnement des officines. »
Point d’ambiguïté pour Isabelle Adenot, « la CJCE reconnaît que les pharmaciens sont des professionnels de santé. Le message pour les confrères est donc : « Sachez l’être » ». « A certains égards, la santé publique était devenue un thème fourre-tout pour justifier des restrictions à la liberté de circulation et à la liberté d’établissement. Elle est en train de retrouver ses lettres de noblesse », commente Katia Merten-Lentz. « Le commerçant va devoir passer au second plan », analyse Philippe Gaertner, président de la FSPF. Jean-Charles Tellier, président de la section A de l’Ordre se pose déjà la question de la rémunération : « Est-ce qu’à un moment donné il ne va pas falloir différencier l’activité de conseil de l’activité purement commerciale ? » Lucien Bennatan, président de PHR en est convaincu : « Gardons une marge faible et linéaire sur le médicament, pour financer nos stocks et instaurons une rémunération à l’acte, avec le droit de déconditionner un certain nombre de produits pour ne délivrer que la quantité exacte. Quelle image nous donnerions ainsi de notre profession au public ! »
Structures juridiques à revoir
Une modification des structures de la profession semble aux yeux de beaucoup plus que jamais nécessaire. « Nous avions proposé il y a quelques années un exercice en SEL avec différentes pharmacies dépendant de la même SEL, rappelle Jean-Charles Tellier. Nous allons remettre le sujet sur le tapis. »
Luc Fialletout, directeur général adjoint d’Interfimo, trouve de son côté la décision de la Cour de bon augure pour rebooster l’esprit d’entreprise : « Cette visibilité retrouvée pour le moyen et le long terme est de nature à encourager les projets, la mobilité professionnelle des pharmaciens et l’insertion des jeunes. Ce peut être également un accélérateur pour l’évolution des SEL et l’institution possible des SPF–PL [holdings], souhaitées par la profession, mais jusqu’alors freinées par les pouvoirs publics dans l’attente de la décision de Bruxelles. » Plus une minute à perdre pour Gilles Bonnefond, président délégué de l’USPO : « Le décret sur les SPF–PL doit sortir maintenant pour permettre aux jeunes de rentrer dans le capital de façon progressive. »
Ouvrir la porte aux adjoints au risque de les voir se rebeller
« Respect du capital au pharmacien, respect du maillage, souplesse pour les adjoints, les pharmacies succursalistes semblent de plus en plus d’actualité, aux yeux de Pascal Louis, président du Collectif des groupements [voir le Moniteur n° 2765 du 7 février]. La pharmacie doit et devra obéir à des règles économiques et avoir les moyens de ses ambitions qui sont fortes. »
Lucien Bennatan n’y croit pas. « C’est un projet comme celui-ci qu’il faut pour donner des idées aux capitalistes. En voulant jouer au Monopoly entre pharmaciens, le débat sur la propriété reviendra forcément sur la table. Ce système n’est intéressant que pour ceux qui sont déjà en place. » Philippe Gaertner est lui aussi plus que réservé : « On ne pourra justifier une logique capitalistique, même entre pharmaciens ; elle ne pourra que distendre le lien substantiel entre le professionnel de santé et le patient. » Lucien Bennatan renchérit : « On ne peut imposer aux jeunes un mode d’exercice fondé sur la rentabilité et non sur l’indépendance. C’est à l’encontre même de la décision de la CJCE. Nous devons tout faire pour leur permettre d’acquérir des pharmacies, sinon ce sont eux qui demain demanderont la libre installation. » Et de proposer deux mesures radicales : des prêts à taux zéro pour aider les candidats à l’installation et un modèle économique qui valorise les pharmacies sur la base de 6 à 8 fois l’EBE. Gilles Bonnefond, qui redoute les problèmes que soulèverait une ouverture du capital à des pharmaciens n’exerçant pas dans l’entreprise, s’interroge : « Si demain un pharmacien peut posséder 300 officines, qu’est-ce qui pourra justifier la réservation du capital aux pharmaciens ? »
Résoudre la question de la taille critique des officines
Claude Japhet, président de l’UNPF prône quant à lui la multipropriété, « plutôt que d’autres montages. Même si elle est limitée à 4, 5 ou 6 – peu importe -, autant être clair. Il y aurait un pharmacien responsable, soit celui qui détient le capital, soit celui qui exerce dans l’officine ». A ce titre, « il va falloir faire évoluer le Code de déontologie pour donner plus de responsabilités au pharmacien responsable exploitant mais aussi au(x) pharmacien(s) détenteur(s) de parts ». En outre, « le pharmacien adjoint aurait alors la possibilité d’apprendre la gestion complète d’une entreprise. L’occasion pour lui de faire ses preuves puis, peut-être, de prendre des parts dans l’entreprise, voir de devenir propriétaire ».
Intégrer les adjoints au capital ? C’est une idée qui « mérite réflexion, pour Gilles Bonnefond. Je ne suis pas certain que les jeunes ont envie de devenir titulaires », estime-t-il. Pourtant, les adjoints appellent à passer à l’action : Serge Caillier, le vice-président de la section D, rappelle que « sont admis dans les SEL les pharmaciens qui n’exercent plus, donc des non-professionnels. Ainsi en France, on accepte que des pharmaciens prennent des parts dans le capital mais pas tous… et encore moins les adjoints ». Serge Caillier regrette d’ailleurs que, même au sein de l’Ordre, tout le monde ne soit pas favorable à l’intégration des adjoints au capital. Mais « l’évolution est inéluctable ». « Avant, certains disaient qu’il ne fallait pas reprendre les petites officices. Maintenant que le ciel se dégage, elles peuvent aussi être une entrée dans le titulariat », fait remarquer Philippe Gaertner.
Tout sauf l’immobilisme conclut en tout cas Isabelle Adenot : « On sait maintenant qu’on ne joue pas aux dés avec l’indépendance du pharmacien, mais il nous faut être cohérents avec notre propre argumentation devant la CJCE : les présidents de sections ordinales doivent se mettre autour de la table avec les syndicats pour trouver des modèles économiques et juridiques afin de résoudre la question de la taille critique des officines tout en conservant la proximité. En même temps, proximité ne doit pas rimer avec insécurité mais avec qualité de service. »
Menace future sur le maillage ?
« Aussi longtemps que le réseau pourra fonctionner avec un équilibre économique non perturbé, je ne vois pas pourquoi cela changerait », prédit Jean-Luc Delmas, président de la section C de l’Ordre. Lucien Bennatan est plus inquiet car pour lui, le problème de la libre installation n’est pas tranché par l’arrêt de la CJCE : « Allons-nous être attaqués sur ce terrain ? Méfions-nous, le monopole a été cassé dans tous les États où la libre installation a été instaurée. » Justement, l’issue pourrrait-elle être différente sur des plaintes liées au maillage territorial ou au monopole ? Thierry Dugast, avocat, rappelle que « chaque mesure doit être proportionnée à l’objectif de santé poursuivi. Les règlementations sont-elles « à un niveau approprié » pour assurer une bonne protection de la santé publique ? C’est sur ce point qu’il pourrait éventuellement un jour y avoir un basculement sur une règle comme la maillage. Certains pourrait en faire aussi une lecture susceptible de fragiliser le pharmacien : pour la Cour, la réservation du capital est justifiée par le fait que, si nécessaire au profit de la santé publique, le pharmacien doit tempérer sa recherche de bénéfices. Jusqu’à devoir accepter des sacrifices économiques au profit de la collectivité ?… »
La Commission conservera-t-elle des velléités dérégulatrices ? « Difficile à dire… mais à ce stade, Leclerc peut en tout cas remiser ses pubs sur les pharmacies, réagit Katia Merten-Lentz, avocate. Cela étant, le secteur sera rattrapé tôt ou tard par le rouleau compresseur économique. Aujourd’hui, le lobby des pharmaciens est encore puissant. Mais attention au jour où un gouvernement plus libéral sera à l’écoute des partisans de l’ouverture du capital », estime-t-elle.
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